Il est des arts dans ce monde qui fascinent et magnétisent. Il est des arts dans ce monde qui font rêver le spectateur se laissant guider dans l'univers de l'artiste. Le rakugo, art littéraire japonais mêlant la parole au geste, fait partie de ces domaines artistiques vivants qui amusent et distraient le public, de l'enfance au troisième âge, à travers des histoires maniant avec brio le mécanisme de la chute. Lepetitjournal.com a rencontré Cyril Coppini, depuis 20 ans au Japon, grand amoureux du rakugo, qu'il pratique avec passion.
Une interview, évidemment, pas comme les autres. Lorsque nous discutons avec Cyril, amateur des mots et de la gestuelle, nous sommes immédiatement projetés dans un monde où l'imaginaire est roi. Nous nous laissons conter les histoires de sa vie, de sa passion et de ses différentes collaborations. Le rakugo n'est sûrement pas le pan artistique de la culture nippone le plus connu, et certainement pas le plus facile d'accès (la barrière de la langue, comme toujours), mais une fois expérimenté, cet univers ne vous quitte plus.
Un art populaire, du geste au sourire
Le rakugo (ou "l'histoire qui a une chute") est un art populaire, du début de l'époque Edo, qui met en scène le rakugoka, seul, face à son audience. Dans les salles spécialement dédiées, que sont les yose, l'artiste se met alors à conter son histoire, assis sur ses genoux, avec la parole et le geste. Très codifié, cet art permet, à celui qui le joue, de ne disposer que d'un éventail de papier pliant (sensu) et d'un essuie-main en coton (tenugui). Dérisoires à première vue, ces deux objets deviennent le reflet de l'imaginaire. Mêlés à la parole et aux différents tons de voix, les gestes et les mimiques du rakugoka contribuent, également, à ce que l'histoire prenne vie, sous nos yeux ensorcelés. Cyril se met alors à nous conter sa propre histoire, elle aussi tout en geste et en interprétation vocale. Un régal.
Il aura fallu à Cyril une rencontre, un déclic, pour qu'il saute le pas, du spectateur à l'artiste interprète de rakugo. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce n'est pas au hasard d'un tête-à-tête avec un maître rakugo, mais bel et bien après un échange chaleureux avec... un Français, Stéphane Ferrandez, aujourd'hui compère de Cyril dans ce domaine artistique, qu'ils partagent.
La rencontre, ou le début d'un duo conteur
Stéphane, ethnologue-conteur, profite de la vie japonaise lors de sa permanence à la Villa Kujoyama à Kyoto, accompagné de Sandrine Garbuglia, auteur et metteur en scène. Nous sommes alors en 2009. Le conte et les jeux de langage faisant déjà partie de sa vie, Stéphane entreprend, cette année-là, l'apprentissage de cet art nippon à Osaka, accompagné d'un maître rakugoka. Uniquement en français, Stéphane s'approprie petit à petit les bases de cet art qui le fascine. Le hasard faisant bien les choses, le chemin de Stéphane croise celui de Cyril lors d'un séjour à Tokyo. C'est un véritable coup de foudre amical et complice. En découle alors le déclic qui incitera Cyril à franchir le cap vers l'apprentissage du rakugo.
Grand maître rakugoka d'Osaka, Hayashiya Someta devient alors le mentor de Cyril pour cette longue et dense période d'initiation à cet art japonais. Tout au long de l'année 2010, Cyril se rendra une fois par mois dans la capitale du Kansai pour y étudier le rakugo, tel un sérieux disciple. Il se forme aux différentes techniques, y apprend les codes stricts et débute son répertoire d'histoires à chute... tout cela en japonais, bien évidemment. La complicité entre Cyril et Stéphane les amènera à développer différents projets, sous le regard bienveillant de maître Someta. Bien acceptés dans la communauté, plutôt fermée, des rakugoka, les deux conteurs français démarrent leur "carrière" en 2011. Première scène à Tokyo pour Cyril. Spectacles en France pour Stéphane. Aujourd'hui, les amis des mots et du geste organisent leur 4ème tournée au Japon pour la fin 2017. A raison d'une tournée tous les deux ans, les sages élèves de 2009-2010 ont donc fait du chemin.. un chemin parsemé de drôles d'histoires et de personnages hauts en couleur.
Un parcours, lui aussi, à la française
Incollable sur le sujet, Cyril se met alors à nous conter les niveaux d'apprentissage pour espérer, un jour, devenir maître rakugoka. Et à la mode japonaise, cela veut dire que le chemin sera long et difficile, voire très long et très difficile. Avec son statut particulier, Cyril a réussi à se faire accepter de ce monde artistique sans devoir gravir tous les échelons qui mènent la vie dure à tous ceux qui entreprennent son ascension. La patience est mère de toutes les vertus.
La première année, vous officiez en tant que minarai. En transposant cette étape au monde de l'entreprise, vous êtes le gentil stagiaire observateur. Les trois années suivantes, vous devenez zenza. Corvéable à souhait, vous êtes le disciple du maître et ne réalisez que les tâches que ce dernier ne réalise plus. Vous débutez tout de même l'apprentissage des histoires de base du répertoire mais vous ne vivez que des étrennes que votre maître aura décidé de vous offrir. L'étape supérieure vous ouvre alors les portes d'une véritable carrière. Pendant 7 ans environ, votre statut de futatsume (professionnel) vous permet de toucher vos premiers cachets. Vous vous forgez votre caractère et mettez en scène votre propre style de rakugo. Les derniers efforts consommés, l'ultime étape vous accorde sa clémence et vous propulse shin'uchi, ou maître rakugo. Pour boucler la boucle, ce statut honorifique vous donne le droit de bénéficier de votre propre disciple.
Environ 800 rakugoka professionnels exercent leur métier entre Tokyo et Osaka. La durée des histoires variant selon les grades, les maîtres shin'uchi sont les seuls à être habilités à mettre en scène des contes de plus de 30 minutes. Stéphane et Cyril, deux gaijin dans le monde du rakugo, auront eu la chance de tracer leur route dans ce monde codifié, qui leur réservait de belles années longues et difficiles d'un apprentissage complexe.
La french touch
Cyril peut alors adapter le travail de rakugoka sans commettre d’impairs, que ne lui pardonneraient pas ses compères japonais. La passion dévorante de Cyril et de Stéphane, pour le rakugo, les amène à adapter les histoires et les gestes à un public francophone, ignorant les clés de compréhension de la mise en scène. Cyril nous mime alors le geste symbolisant, dans l'esprit des Japonais, un fantôme. Dans l'imaginaire nippon, ce simple geste incarne l'idée d'un spectre qui intervient dans l'histoire. Pour un public français, ce geste ne ferait naître aucune sensation particulière, ne représentant tout simplement rien dans notre folklore gestuel. Le travail de nos deux compères devient alors un travail d'adaptation. Ils s'approprient l'histoire, prennent possession des éléments clés de compréhension et tentent d'ajouter la touche française à cet art 100% nippon. La chute devant faire mouche et surprendre l'audience, il est impossible de se risquer à une incompréhension complète du public. Tel un mauvais soufflé mal cuisiné, le retournement de situation comique tomberait immédiatement à l'eau et frustrerait autant les spectateurs que l'artiste. Stéphane se produisant en français, son travail d'adaptation est obligatoire. Cyril jongle entre mise en scène en japonais et spectacle pour la communauté francophone.
Il nous raconte alors une anecdote savoureuse d'un mauvais coup du sort. Lors d'un spectacle de rakugo dans un lycée de jeunes filles à Kobe, Stéphane et Cyril se sont ainsi retrouvés face à 500 élèves, dans un gymnase, pour une prestation de rakugo dans les deux langues. Un système de sous-titres en live permettait aux jeunes filles de comprendre le conte narré lors du passage de Stéphane. Caché en coulisse, Cyril se rend alors soudainement compte que plus aucun rire ne provenait de la salle. Un silence bien étrange. Les sous-titres avaient disparu. Comme le soufflé évoqué plus haut, l'histoire de Stéphane n'avait plus de sens pour les lycéennes. Ne plus comprendre un jeu de mots ou un quiproquo bien ficelé, et le spectacle tombe à l'eau. Cyril finira, micro à la main, à traduire en simultané la pièce de son compère.
Le rakugo près de chez vous
Si l'humour sincère et imagé, la poésie des mots et l'espièglerie des gestes vous ont convaincu d'en savoir plus sur le rakugo, Stéphane et Cyril vont se produire très prochainement au Japon, en France et en Suisse. L'occasion de découvrir cet art japonais méconnu qui mérite toute l'attention des amateurs de contes et d’histoires, racontés avec finesse et drôlerie.
Traducteur pour des maisons d'éditions japonaises de manga, Cyril travaille en ce moment sur la traduction de l'œuvre complète du "Disciple de Doraku" du mangaka Akira Oze. Trois tomes sont désormais disponibles en français pour le plus grand plaisir des amateurs de manga souhaitant en connaître davantage au sujet du rakugo. L'image se lie à la parole écrite pour une expérience parallèle à l'art du rakugo. Une pépite littéraire que Télérama s'est empressé de noter de la meilleure des façons.
Cyril et Fugujapon.com se sont également associés pour vous offrir une saison de rakugo en douze épisodes. La première vidéo, déjà consultable en ligne, pose les bases de cet art japonais avec humour et traits d'esprit. Paraissant tous les premiers lundis du mois, chaque épisode sera une parenthèse poétique sur le rakugo à travers des extraits d'histoires qui vous envoûteront assurément.
Merci à Cyril pour cette entrevue riche en rires et en anecdotes croustillantes. Le rakugo est définitivement un art nippon qui mérite une célébrité certaine, bien au-delà des amoureux du Japon.
Cyril : http://cyco-o.com/
Stéphane : http://www.rakugo.fr/