En hommage à Jacques Pérez, décédé le 1er juillet 2022, nous republions cette interview réalisée avant sa dernière exposition au Palais Kheireddine : " souvenirs d'avant l'oubli ".
Jacques Pérez nous a reçus chez lui, dans le quartier de la Hafsia, au cœur de la Médina. Il a évoqué sa vision de la photographie, une foule d'anecdotes et sa future exposition « Souvenirs d'avant l'oubli... »
De père tunisien et de mère allemande, Jacques Pérez est le témoin avisé de l'âme et de l'histoire de son pays, à travers ses photographies. Parcourant les époques, les populations, les lieux, en retraçant les activités humaines, il donne de la Tunisie une image réelle et juste.
Prix National de la Culture de la République tunisienne, Chevalier des Arts et des Lettres de la République française, il a influencé plusieurs générations de professionnels et d'amateurs. Ses collections ont été acquises à l'international, par des institutions aussi prestigieuses que l'Unesco, la fondation Aga Khan, la Bibliothèque Nationale de France, l'Institut du Monde Arabe, le Musée national palestinien, la Maison européenne de la Photographie, ou le Ministère tunisien de la Culture .
Il est aussi l'un des fondateurs de la Cinémathèque tunisienne.
Lepetitjournal.com édition Tunisie : Très jeune, vous êtes passionné de poésie et vos poèmes seront salués par Jean Cocteau. Ecrivez-vous encore ?
Jacques Pérez : Non, plus de poèmes depuis très longtemps. J'ai continué a écrire, mais dans d'autres registres : présentations de films, d'expositions, articles sur le cinéma, textes pour les livres édités par "REGARD" ma maison d'édition ...
Malgré votre renommée, il est difficile de trouver vos photos sur le net, est ce un choix délibéré ?
Je trouve prétentieux d'avoir un site internet. La photo n'est pas ma vie, une photo n'est qu'une photo, un travail beaucoup plus qu'un témoin d'un quelconque talent. Ce qui m'intéresse c'est l'instant d'après, ni le passé, ni le moment présent.
Si un mécène décidait de faire une rétrospective Jacques Pérez sous forme d'exposition permanente, sur internet ou non, comment réagiriez-vous ?
J'en serai très heureux, à condition d'avoir un droit de regard sur le contenu, tant me tiennent à cœur la vérité et le sens du réel.
Argentique ou numérique ?
A mon avis c'est la même chose. La photo qui compte c'est toujours l'œil qui a décidé de l'enregistrer . Bien sûr la technique est beaucoup plus simple avec le numérique, et c'est aussi des kilos de matériel en moins à trimbaler.
Noir et blanc ou couleur ?
Aucune préférence, j'aime les deux, la couleur peut révéler des détails colorés intéressants, et on ne fait pas forcément la même photo en noir et blanc ou en couleur. et lorsque j'ai une pellicule noir et blanc dans mon appareil, il me semble que je « vois en noir en blanc » intuitivement ! Mystère.
Quels sont vos sujets de photographie de prédilection, si vous en avez ?
L'être humain, son labeur, son visage, sa vie.
Vous adorez voyager, mais vous ne photographiez que la Tunisie, votre pays. Pourquoi ?
Voyager, c'est regarder. Si vous allez à New York avec votre appareil, vous allez regarder sans voir. Quand je me déplace je n'ai pas envie de contempler le monde à travers un petit trou, je veux profiter à
100 % et à 360 degrés de ces moments de découvertes.
Qui est le photographe ou l'artiste tunisien ou étranger dont vous vous sentez le plus proche ?
Je me sens proche des gens qui expriment quelque chose , comme les photographes de l'école humaniste française avant et après guerre. Fréderic Mitterrand m'a surnommé le « Doisneau tunisien ». En Tunisie le remarquable et talentueux photographe, mon ami Hamideddine Bouali, partage mes sentiments sur la photographie et les photographes.
Vos passions dans la vie, outre votre métier ?
Rencontrer les gens, parler avec eux, les écouter, tenter de les comprendre. et puis l'amitié.
Le cinéma aussi …et évidement la lecture et la musique et puis rêver...et voir mes chats s'ébattrent dans le jardin. Et tant d'autres choses. La liste est longue. Je suis insatiable.
Vous avez réalisé de nombreuses photos publicitaires ou documentaires, est-ce pour des raisons financières ?
Oui, on ne gagne pas sa vie uniquement avec des photos dites "artistiques", j'ai donc photographié le phosphate, des monuments, des mannequins, des paysages touristiques, des avions, des casseroles, des chaussures, des plats cuisinés, des chefs d'états, des dictateurs ....et mille et une autres choses.
Vous avez réalisé des cartes postales qui ont été diffusées dans le monde entier et qui sont recherchées par les collectionneurs. Comment procédez vous pour ce travail ?
De la même manière que pour les photographies classiques. Il faut d'abord avoir une idée en tête avant de partir « capter le sujet », en saisissant l'instant présent, excepté pour quelques photos « typiques » qui demandent une mise en scène, une composition réfléchie.
Quelques anecdotes sur la façon de « saisir l'instant » ?
Pour une affiche de Tunisair, je voulais photographier la chute d'eau de Chebika. Cela m'a pris 10 jours … Chaque matin, je partais de Tozeur vers le lieu et c'est seulement au 10e jour que j'ai pu capter la lumière que je désirais afin de sublimer la chute d'eau et le paysage.
Pour la publicité d'un importateur d'oranges, lors d'un salon à Paris, j'ai engagé une très beau mannequin et je lui ai demandé de faire goûter une orange à chaque passant … Puis, dans mon inconscience j'ai déversé des cageots d'oranges du haut du grand escalier du métro Opéra et j'ai obtenu des photos
instantanées de frénétiques et désemparés « ramasseurs d'oranges » à la station Opéra !
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Jean Cocteau bien sûr, Frédéric Mitterrand évidemment !
Et aussi deux grands photographes : Jacques Henri Lartigue et Man Ray.
Pendant les années de collaboration entre la Cinémathèque tunisienne et la Cinémathèque française de Henri Langlois, j'ai rencontré Marlène Dietrich, inoubliable, et toutes les stars du cinéma muet, de Catherine Hessling à Louise Brooks et à la " Petite fiancée de l'Amérique " Mary Pickford. Et puis Man Ray, rencontré à Hammamet dans une maison familiale. Il m'a demandé de faire son portrait pour lequel il m'a dit « vous m'avez photographié tel que je suis, vieux et désabusé »
Si vous n'aviez pas été photographe, quel métier auriez vous choisi ?
Je n'ai jamais choisi le métier de photographe. J'ai eu la chance de naître dans une famille où la culture avait une place importante : littérature, musique, cinéma, peintures, bande dessinées … Quelques artistes passaient chez nous. Mon frère avait un appareil photo que j'utilisais de temps à autre, puis ma mère m'a offert mon premier appareil, en bakélite, Fotax, avec lequel je me suis plutôt « amusé à prendre des photos » avant de devenir enseignant en mathématiques appliquées à la mécanique. C'est un métier que j'ai beaucoup aimé, mais j'estime qu'après 15 ans de professorat, il est préférable d'arrêter car on n'enseigne plus, on radote.
D'où vous viennent votre réserve et votre modestie ?
Certainement de ma mère allemande protestante et d'une part de ma famille paternelle originaire de Livourne et très bourgeoise, donc adepte de discrétion et de retenue.
Avez-vous des projets en cours ?
Se réveiller le lendemain ! Regarder !
Ma mère m'a raconté qu'à la naissance, mon premier réflexe a été d'ouvrir grand les yeux sous la lumière blanche éblouissante de la salle d'accouchement. La sage-femme s'est alors écriée « pourvu que cet enfant ne soit pas aveugle ! » C'est raté !
Votre prochaine exposition ?
« Souvenirs d'avant l'oubli... » au Palais Kheireddine, une rétrospective qui accompagnera l'inauguration d'une association qui nous tient à cœur « Nous tous ». Wassim Ghozlani et Hamideddine Bouali, en seront les commissaires, et Rabâa Ben Achour, Abdelkéfi, représentera l'association « Nous tous »
NOUS TOUS
Cette association en cours de création, envisage, dans un premier temps, de consacrer ses activités :
- au parachèvement du recensement du patrimoine tunisien juif, tels que les documents écrits publiés ou inédits qui sont stockés aux Archives nationales et à la Bibliothèque nationale, les travaux de recherche consacrés à la communauté tunisienne juive, les productions iconographiques (cartes postales, affiches, enseignes commerciales et autres) artisanales, artistiques, architecturales, cinématographiques et ethnologiques (vêtements, objets de culte, recettes, etc.)
- à l’établissement d’un catalogue des divers documents, œuvres et objets recensés.
- à l’acquisition d’objets confiés par leurs propriétaires et qui viendraient enrichir le musée national du Bardo et/ou constituer les collections d’un futur musée judéo-tunisien.
- à l’organisation d’expositions et de conférences qui permettront à l’association de valoriser le patrimoine juif tunisien et d’inciter les détenteurs d’objets et de documents à en faire don au musée du Bardo.
- à la publication de textes inédits.
- à la création d’un musée virtuel.
L’association sollicitera l’appui financier de ses adhérents (en dinars tunisiens), des fondations internationales et des centres culturels français, italien et autres. En attendant de disposer de ses propres
locaux, l’association tiendra ses réunions au siège de l’Association Beity.
Elle travaillera en collaboration avec l’Association internationale pour la sauvegarde du patrimoine culturel des juifs tunisiens dont le siège est à Paris et dont Mme Lucette Valensi est la présidente.
Citations – morceaux choisis
« Jacques Pérez est le père de la photographie tunisienne contemporaine » Saïd Kasmi Mitterrand
« Au service de l'Association de Sauvegarde de la Médina, Jacques Pérez a réalisé une documentation photographique extrêmement riche de la cité historique, de chacun de ses monuments, de ses rues, et de sa vie. En effet, s'il sait obtenir des documents proprement scientifiques, appréciés des historiens, des architectes et des urbanistes, il a surtout le sens de la vérité humaine, le rare talent de faire deviner l'existence et l'âme de tous les êtres dont il capte les gestes et les regards. » Georges Fradier- Unesco.
« Le photographe, maîtrisant admirablement sa technique, nous montre à voir des sujets humains qui ne sont jamais indépendants de leurs environnements respectifs. Fixés avec amour, sensibilité et une poésie certaine, ce sont des gens, un pays et un peuple qui vivent dans les photographies de Jacques Pérez » H. Dhoukkar
« Le talent de Jacques Pérez est connu. Son objectif est un œil, un esprit aussi. Sur les feuilles glacées de noir et gris, des couleurs originelles, des matières premières primitives : le bronze palpitant, l'argent de l'étain, la flamme braisée du cuivre et des mains géniales, le bleu indigo et l'obscure clarté de l'antre, d'pù jaillissent le cri et l'art dompté. Il est difficile de raconter ces cimaises vivantes qui disent une épopée, la nôtre, tunisienne » Elisabeth-Mary Badri
« Jacques Pérez est un conteur éblouissant, fascinant » Hamadi Abassi
« Vieux routier de l'objectif, grand explorateur du tréfonds de cette terre et de son âme, Jacques Pérez en relaye les instants clés : ceux qui racontent la résurrection, la vie et la mort » Tahar Ayachi
« Indifférent aux nombreux exercices de manipulation de la photographie, aux effets surajoutés qui n'ont rien à voir avec la photographie comme reproduction objective et témoignage parfait d'une réalité donnée, il préfère promener son appareil dans le plein air de l'existence pour capter, à travers le patrimoine et la population, des formes et des instants, qui, tels qu'il nous les rapporte, atteignent souvent au merveilleux » Bady B. Naceur
« Comme les poêtes et comme les enfants, Jacques Pérez a le privilège de l'émerveillement ; ses photos en témoignent éloquemment. » Mohamed Ben Smaïl
« Dans son pays de lumière et d'ombre, il prend à son filet des figures de soleil et de nuit, comme un pêcheur de la baie, des êtres, dont l'éclat est le signe d'un dernier feu. Tout chez lui, vient du regard, qui est sa nasse » Max-Pol Fouchet
Bibliographie
«Eloges de Sidi Bou Saïd» (Céres Productions).
« Une saison tunisienne » de Frédéric Mitterrand
«Symboles et bijoux traditionnels de Tunisie» (Ceres Productions),
«Juifs en terre d'Islam, les communautés de Djerba» (Editions des archives contemporaines
«Carthage retrouvé»
«Des Etoiles sous le soleil : richesse architecturale du patrimoine touristique tunisien»
«Les juifs de Djerba : archives d'un photographe»
«Dar al Kamila : résidence de France à La Marsa»
"Sidi bou Saïd"
"Les Bijoux de Tunisie"
"La Médina de Tunis et Alexandre Roubtzoff"
"Alexandre Roubtzoff La Tunisie"
Filmographie
«La Tunisie de Jacques Pérez» film de Saïd Kasmi-Mitterrand et Frédéric
Mitterrand
Plus de photos ICI
Propos recueillis par Isabelle Enault pour lepetitjournal.com/tunis - 23 mars 2021