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Many Worlds Over : une fascinante immersion entre dystopie et introspection

Dans un monde où tout va trop vite, où l’on enchaîne les tâches sans jamais questionner la trajectoire, Many Worlds Over d’Ayoung Kim nous arrête net. L’exposition à la Hamburger Bahnhof déploie un dispositif immersif et troublant. En mêlant art numérique et physique, elle nous plonge dans un espace où le temps s’étire, où les repères se brouillent et où chaque œuvre vient secouer notre mode de pensée linéaire.

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Ayoung Kim - Many Worlds Over - Ghost Dancers B © Sandrine Ibanez - Lepetitjournal.com
Écrit par Sandrine Ibanez
Publié le 3 mars 2025

Ayoung Kim, l'artiste qui joue avec le temps et la technologie

Née en 1979 à Séoul, Ayoung Kim construit des mondes entre fiction et réalité et explore la frontière entre l’art numérique, la performance et l’installation.

Pour elle, l’enjeu n’est pas d’opposer l’humain à la machine, mais d’explorer comment ces nouveaux outils peuvent rapprocher plutôt que séparer. Elle utilise notamment l’intelligence artificielle – qu’elle compare, dans son état actuel, à un bébé, dont il faut prendre soin, à qui il faut parler et apprendre pour qu’il révèle son plein potentiel.

Pour créer son univers dans l’aile ouest de la Hamburger Bahnhof, Ayoung Kim combine les formats. Deux installations vidéo aux récits entrelacés, mêlant CGI et séquences tournées avec des acteurs réels. Des sculptures métalliques et mannequins figés dans une tension suspendue. Une fresque grand format. Une simulation de jeu vidéo interactive.

L’idée de Many Worlds Over a germé pendant la pandémie, qui a fait exploser les petits boulots de la livraison à domicile. Les travailleurs sont souvent des indépendants précaires, privés de garanties d'emploi et d’assurance.

Ayoung Kim pousse ce modèle à l’extrême et met en scène la livreuse Ernst Mo, piégée dans une course effrénée où elle suit les ordres d’une application nommée Dancemaster, sans jamais s’arrêter, sans jamais ralentir. Mais soudain, son monde se fissure, les frontières entre dimensions se brouillent.

Ernst Mo croise son double, En Storm (également anagramme de monstre), issue d’une autre ligne temporelle. Cette rencontre inattendue devient le cœur d’un récit où l’identité, le temps et la performance sont remis en question.

 

Une expérience enveloppante et vertigineuse

L’exposition à la Hamburger Bahnhof est conçue comme un labyrinthe sensoriel. L’ambiance est sombre, dominée par des teintes bleutées et des structures métalliques. Confronté à ses propres reflets et à une atmosphère presque oppressante, le visiteur ressent une sorte de vertige. Et se perd volontairement dans un espace qui perturbe ses repères.

L’installation Delivery Dancer’s Sphere nous plonge d’abord dans la routine d’Ernst Mo, filant à travers Séoul sur sa moto, répondant aux injonctions de Dancemaster : "Please hurry" revient en boucle. Un monde qui va toujours plus vite, sans pause ni réflexion. Mais le système bugge, il y a une fuite dans la matrice. La livreuse disparaît… ou plutôt, elle existe en deux endroits à la fois.

Elle croise alors En Storm, son double. Une confrontation troublante. D’abord un rejet : elle est dérangée, agacée, comme si elle se voyait dans un miroir qu’elle refuse d’accepter. Puis une danse s’engage, un je t’aime, moi non plus entre attraction et répulsion. Cette tension est matérialisée dans Ghost Dancers B, où deux mannequins en tenue de livreuses semblent figés dans un accident ou une lutte.

 

Installation video Many Worlds Over Ayoung Kim
Ayoung Kim - Many Worlds Over - Delivery Dancer's Arc: 0° Receiver © Sandrine Ibanez - Lepetitjournal.com

 

La vidéo à trois canaux Delivery Dancer’s Arc: 0° Receiver prolonge cette plongée en rupture de temps et d’espace. Ici, Ernst Mo et En Storm naviguent entre réalités parallèles, défiant les trajectoires imposées par Dancemaster dans une tentative d’évasion hors du système et hors du temps.

L’exposition trouble nos repères spatiaux. Ghost Dancers A, avec ses casques suspendus projetant des trajets en boucle, accentue cette sensation de répétition et de perte de contrôle. Les sculptures de l’Orbit Dance Series, quant à elles, évoquent l’entrelacement des mondes et la circularité du temps. Plus loin, Stipulation, un téléphone figé en suspension, affiche en continu les instructions de Dancemaster, rendant tangible l’injonction permanente à la productivité.

Les grands papiers peints Evening Peak Time Is Back, inspirés des webtoons coréens, amplifient l’immersion.

La simulation de jeu Delivery Dancer Simulation permet aux visiteurs d’incarner eux-mêmes la livreuse, renforçant l’expérience interactive et la sensation d’être piégé dans une boucle sans fin.

Chaque support utilisé par l'artiste coréenne façonne une expérience où nos perceptions sont mises à l’épreuve, nous confrontant à un monde qui ne laisse aucune place au ralentissement.

 

Many Worlds Over Ayoung Kim Stipulation
Ayoung Kim - Many Worlds Over - Stipulation © Sandrine Ibanez - Lepetitjournal.com

 

Et si ralentir était un acte de résistance ?

Ayoung Kim ne raconte pas seulement une dystopie technologique. Elle interroge notre propre monde. Dancemaster est une métaphore de notre époque et de nos sociétés capitalistes : une voix qui ordonne, exige des résultats, impose un rythme effréné, trace la route à suivre. Comme dans notre réalité, où nous sommes constamment poussés à la performance, à l’optimisation, à une productivité sans fin.

Le conformisme, c’est le chemin le plus court. Mais que se passe-t-il quand on en sort ? Ernst Mo se perd dans un centre logistique immense et désert, un espace déshumanisé qui devient le lieu de sa transformation. La vraie rencontre avec soi se fait hors des chemins tracés, sur des routes invisibles.

Dans un monde où tout est conçu pour nous occuper l’esprit en permanence, il ne reste plus de place pour ralentir, se reconnecter à soi, découvrir qui l’on est vraiment. L’exposition met en scène ce combat intérieur : Ernst Mo, face à En Storm, oscille entre fuite et attraction. Elle résiste à son double avant d’accepter cette autre version d’elle-même.

Ayoung Kim nous pousse ainsi à nous interroger sur ce qu’il se passerait si nous pouvions croiser une version alternative de nous-mêmes. En Storm, c’est cette voix intérieure qu’on ignore souvent, l’incarnation du champ des possibles qu’on refuse de voir.

 

Avec Many Worlds Over, Ayoung Kim dépasse la simple fiction technologique. Elle nous plonge dans un voyage introspectif, et son œuvre est une invitation : et si nous apprenions à ralentir ? Et si nous laissions de côté les injonctions, qu’elles viennent de l’extérieur ou de l’intérieur, pour explorer les multiples possibilités qui s’offrent à nous ?

 

Voir la fiche agenda de l'exposition


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