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DISPARITION - Wisława Szymborska au ciel chez Ella

Jeudi 9 février à midi, à la place de leur hejna? habituel, les habitants de Cracovie, et avec eux tous les auditeurs de la Radio Polonaise, entendirent une musique composée sur le poème Nic dwa razy si? nie zdarza (Rien n'arrive par deux fois). C'est ainsi que la Pologne disait adieu à sa poétesse Wis?awa Szymborska disparue le 1er février. LePetitJournal.com a voulu, lui aussi, suivre le cortège.


« On commente la couleur de mes collants »
Si ce n'était ce Nobel de littérature décerné en 1996, elle serait restée ce qu'elle a toujours été : une discrète auteure de poésies jouissant certes d'une notoriété certaine dans son pays où elle avait fini par faire son entrée dans les manuels scolaires, mais peu connue en dehors de la Pologne. Szymborska, comme elle l'avait confié à l'Express, gardait une nostalgie de cette période du relatif anonymat : « J'ai vécu tranquille des années ici, en Pologne, avec une petite aura et des petits tirages. Depuis l'annonce du Nobel, c'est un cauchemar ! Impossible de travailler ! Je suis sans cesse sollicitée, je ne peux plus sortir ni ouvrir ma porte sans être assaillie, sans que l'on commente la couleur de mes collants ».

Un charme désuet 
Née en 1923 près de Pozna?, Szymborska lie sa vie entière à Cracovie et finit par ressembler à cette ville au charme désuet, entêtée dans son anachronisme et cultivant son côté démodé avec une pointe d'ironie souriante. C'est là, à l'université Jagellone, qu'elle suit des études de littérature et de sociologie, c'est là qu'elle se marie, à deux reprises, qu'elle publie ses premiers poèmes. C'est à Cracovie qu'elle vient d'être enterrée dans le caveau familial, au son de de la chanson Black coffee d'Ella Fitzgerald à qui elle avait consacré le poème Chez Ella au ciel (U Elli w niebie).

« L'inspiration naît d'un éternel je ne sais pas »
Peu encline aux honneurs, elle serait sans doute indisposée par les foules, près de 8.000 personnes dont de nombreuses personnalités, que ses obsèques ont déplacées, tout comme elle était mal à l'aise à Stockholm, pendant la cérémonie de remise du prix Nobel. « L'inspiration, disait-elle dans le bref discours qu'elle avait prononcé à cette occasion, quelle que soit sa véritable nature, naît d'un éternel je ne sais pas. Un poète, si c'est un vrai poète, se doit lui aussi de répéter : je ne sais pas. Dans chaque nouveau poème, il tente de répondre, mais après chaque point final un nouveau doute l'envahit ; conviction qu'il s'agit une fois de plus d'une réponse provisoire et absolument insuffisante. Alors, il recommence, encore et encore. »

Les poèmes rescapés de la poubelle
De ce doute sans cesse renouvelé sont nés quelque 300 poèmes. À un journaliste demandant le pourquoi de ce nombre si modeste, Szymborska répondit du tac au tac, avec son légendaire sens de la formule : « J'ai une poubelle chez moi ». Les poèmes rescapés furent rassemblés dans une vingtaine de recueils, dont Wszelki wypadek paru en 1972 (en français Cas où) qui marqua en Pologne le début d'une longue consécration. Également très appréciée en Allemagne (elle a notamment reçu le prix Goethe en 1991), populaire en Italie, Szymborska reste peu connue en France où sont parus, dans la foulée du prix Nobel, La mort sans exagérer (1996), Je ne sais quelles gens (1997), tous deux traduits du polonais par Piotr Kami?ski et publiés chez Fayard, et précédemment Dans le fleuve d'Héraclite (Maison de la poésie Nord-Pas-de-Calais, 1995).

L'esprit des Lumières
La poésie de Szymborska, limpide et raffinée, empreinte de l'esprit des Lumières, est d'inspiration philosophique ; il est d'ailleurs curieux qu'elle ne trouva que peu de lecteurs en France dont la langue lui va si bien. Czes?aw Mi?osz, un autre prix Nobel de littérature dans son excellente Histoire de la littérature polonaise (Fayard) admire « sa discipline qui lui permet de pratiquer une poésie philosophique chargée d'une grande concision ». Il lui reproche toutefois sa préciosité, et trouve « qu'elle produit le meilleur d'elle-même quand sa sensibilité de femme l'emporte sur son rationalisme existentiel ».

Szymborska doit sans doute sa popularité au caractère ludique de ses poèmes qui, faciles d'accès, jonglent entre le quotidien et le spirituel ; cette dimension séduit les jeunes lecteurs polonais habitués au registre souvent pompeux des poètes romantiques dont l'école leur rebat les oreilles. Certains de ces poèmes sont devenus des tubes à la radio : comme le plus célèbre Nic dwa razy sie nie zdarza chanté par ?ucja Prus ou le groupe Maanam.

Nic dwa razy si? nie zdarza, i nie zdarzy.
Z tej przyczyny 
Zrodzili?my si? bez wprawy 
I pomrzemy bez rutyny?.
[...]

« Rien n'arrive par deux fois,
et c'est justement pour ça 
que nous sommes nés sans doigté,
et que nous mourrons sans routine »
[...]

 

L'expérience d'une catastrophe
En lui remettant le Nobel, Birgitta Trotzig, membre de l'Académie suédoise, eut ces mots qui résume bien son appartenance : « Pour Szymborska, comme pour beaucoup d'autres poètes polonais contemporains, le point de départ est l'expérience d'une catastrophe, le sol qui s'effondre au-dessous d'elle, l'écroulement complet d'une foi ». A cette foi désormais perdue, elle préfère l'observance scrupuleuse des règles de la réalité :

[...]
« Je crois en la main suspendue,
je crois en la carrière brisée,
en des années de travail pour rien. 
Je crois en un secret emporté dans la tombe.
Ces mots planent très haut au-dessus des formules.
Ne cherchent nul appui sur quelque exemple que ce soit.
Ma foi est forte, aveugle, et sans aucun fondement. »

Ainsi, tout en évoquant la violence et le désarroi de notre temps, Szymborska n'y ajoute aucun message, aucune thèse idéologique. On lui a assez reproché ses engagements de jeunesse (elle fut longtemps membre du PZPR, le Parti unifié ouvrier polonais, qu'elle n'a quitté qu'en 1966) pour qu'elle reste à l'écart de la vie politique. Pourtant, elle ne pouvait pas être complètement à l'abri de la chose publique dans un pays comme la Pologne : la publication le 5 juin 1992 par Gazeta Wyborcza s'opposant à la lustration, de son poème Nienawi?? (La haine), lui valut des attaques violentes de la part de l'extrême-droite polonaise :

« Voyez combien elle reste efficace,
Combien elle se porte bien
En notre siècle, la haine.
Avec quel naturel elle prend les plus hauts obstacles.
Combien il lui est facile: sauter, saisir.

[...]
Pouah! les autres sentiments
chétifs et avachis.
Depuis quand la fraternité
attire-t-elle les foules
?
A-t-on vu la miséricorde
prendre les autres de vitesse?
Le scrupule soulève combien de prosélytes ?
Elle seule sait soulever, on ne la lui fait pas.

[...]
On la dit aveugle. Elle
?
Avec ses yeux de sniper ?
Intrépide, elle regarde l'avenir en face.
Elle seule. »

Anna Kryst (www.lepetitjournal.com/varsovie.html) mardi 14 février 2012


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