Ce sont un peu les « invisibles » des grandes cités indiennes. Partout dans les quartiers huppés de Delhi, Bombay et autres Calcutta prolifèrent les chantiers de construction. Mais s’il est impossible pour les habitants de ces zones privilégiées de ne pas les voir, rien n’est plus facile que d’ignorer le petit monde qui s’y agite : tous ces ouvriers, simples manœuvres ou techniciens plus ou moins qualifiés qui, pendant quelques mois, s’activent à longueur de journée et parfois de nuit, souvent sept jours sur sept, pour faire sortir de terre un nouvel immeuble de standing. Comment les classes moyennes supérieures qui vivent dans le quartier et sont appelées à occuper le nouveau bâtiment pourraient-elles s’intéresser à ces gens-là ? Ce sont après tout des mercenaires de passage venus de tout le pays, sans aucune éducation, sans même bien souvent de langue commune avec leurs voisins aisés. De la main-d’œuvre anonyme et interchangeable, dépourvue du moindre intérêt…
C’est tout le mérite du très étonnant roman graphique de Simon Lamouret que de nous faire découvrir de l’intérieur un monde qui peut sembler si éloigné du nôtre. Car L’Alcazar* est le fruit d’une impressionnante enquête de terrain, menée en quasi-immersion pendant huit mois dans l’un de ces chantiers, à Bangalore. Simon Lamouret connaît à fond cette capitale des hautes technologies en Inde, située dans l’État du Karnataka. Il y a vécu près de quatre ans, en tant que professeur de dessin dans une école de design. De ce séjour de longue durée, il a d’ailleurs rapporté un splendide album intitulé Bangalore, tout simplement (lire notre chronique). Après cette vision panoramique de la mégapole, le jeune auteur français, âgé de 33 ans, nous livre aujourd’hui un zoom vertigineux sur une portion microscopique de ce territoire : les quelques centaines de mètres carrés d’un terrain à bâtir en plein quartier résidentiel.
Sa démarche est pour le moins étonnante. « Je venais de terminer Bangalore, le thème du chantier m’intéressait, et j’en ai repéré un à son tout début au coin de ma rue », raconte-t-il à Asialyst. Ayant obtenu l’autorisation du responsable du chantier de venir y dessiner à sa guise, Simon Lamouret y prend ses habitudes. « Avec une amie indienne qui servait d’interprète, nous sommes venus quasiment tous les jours pendant huit mois, deux ou trois fois par jour », explique-t-il. « Pendant les heures de travail, je restais un petit moment à faire des croquis. Et le soir après le boulot [les simples manœuvres vivent sur le chantier, dans une cahute en brique ou dans des tentes plantées à l’intérieur du bâtiment en construction, NDLR], nous restions parfois deux ou trois heures à papoter. » Il a fallu en fait énormément de temps pour nouer une relation de confiance entre ces ouvriers venus du fin fond des campagnes indiennes et cet Occidental qui devait leur paraître quelque peu extraterrestre… « Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais on a fini par arriver à les faire parler de questions personnelles, de leurs projets d’avenir », confie le dessinateur.
Après sept à huit mois d’enquête de terrain, il a fallu une période « très longue, très laborieuse » pour digérer cette masse d’informations et en tirer un récit exploitable sous forme de roman graphique. Pour que le livre ne soit pas une simple énumérations de faits et d’anecdotes, Simon Lamouret a « dû chercher davantage la vraisemblance que la vérité » et « injecter une part de fiction, construire une « intrigue » en ré-agençant la chronologie par exemple. » Il a « pris des libertés avec les personnes [réelles] pour qu’elles deviennent des personnages [de semi-fiction]. »
C’est donc en suivant une poignée de personnages attachants – parmi eux, deux ouvriers musulmans et la femme de l’un d’eux – que l’on pénètre dans le petit univers du chantier.Pour continuer de lire l'article cliquez ici pour accéder au lien du site Asialyst.
Article écrit par Patrick de Jacquelot pour le site Asialyst