Le théâtre antique de Smyrne - l’actuelle Izmir - situé en contrebas de la colline de Pagos où se dressent les vestiges de Kadifekale, “le château de velours”, renaît peu à peu de ses cendres.
En effet, les fouilles menées de manière intensive depuis 2017 sous la direction du Prof. associé Akın Ersoy au nom de l’université Kâtip Çelebi d’Izmir et sous l'autorisation du Ministère de la Culture et du Tourisme, permettent, au fil du temps, de découvrir ce haut lieu de la vie antique de 21 000 places présumées.
En cette chaude matinée de fin mai, une vingtaine de personnes s’affairent méthodiquement sur l’impressionnant chantier. De lourds blocs de pierre provenant notamment du bâtiment de scène sont déplacés à l’aide de camions-grue. Des archéologues et des ouvriers s’emploient à dégager d’un côté l’accès du vomitoire - passages souterrains facilitant l’accès du public aux différents étages - Ouest, d’autres à poursuivre la mise au jour des gradins. Ces deux dernières années ont été dégagées, sous 3 m de remblai, l’équivalent de 375 places assises sur la partie des rangées visibles des 22 que compte le niveau inférieur.
Historique du théâtre antique de Smyrne
Au cours du 3ème siècle av. J.-C., il est possible que des activités aient déjà eu lieu là, durant une courte période, avec peut-être un bâtiment de scène en bois et des sièges en bois. Un petit théâtre de pierre avec un ou deux niveaux de sièges ainsi qu'un bâtiment de scène de deux étages en pierre auraient été construits au 2ème siècle av. J.-C.
Ce théâtre, érigé au niveau du substrat rocheux, à savoir la partie du sol la plus solide choisie par les urbanistes de l’époque pour éviter les glissements de terrain, a peut-être été utilisé ainsi pendant plus de 100 ans. Dans son ouvrage “De Arkitektura” écrit à la fin du 1er siècle av. J.-C., Vitruve, architecte romain, évoque un théâtre en pierre datant du siècle précédent. Il mentionne aussi l’existence, à proximité immédiate, d’un portique ou d’un temple dédié au culte d’Aphrodite Stratonikis. Le théâtre a sans doute été agrandi sous l'empereur Auguste avec l'ajout d'un deuxième niveau de sièges en plus de nouveaux arrangements au niveau de la scène.
Le Prof. associé Ersoy précise : ”Entre le 3ème siècle av. J.-C. et le 2ème siècle ap. J.-C., soit une période de 500 ans, nous obtenons des informations sur le théâtre dans le cadre de sources anciennes, de découvertes archéologiques et de documents épigraphiques. Nous pouvons maintenant donner une description de la zone : il y avait un théâtre au centre, un temple d'Aphrodite Stratonikis ou un portique dédié à la déesse et une structure de fontaine en face du théâtre, peut-être un temple de Dionysos à côté, et le Stadion de Smyrne plus loin. En somme, on peut parfaitement imaginer l'existence de quatre bâtiments, dont le théâtre, et une éventuelle cinquième structure autour.”
Des sculptures et des reliefs appartenant à des dates différentes ont été découverts lors des fouilles. Parmi ces trouvailles figure un haut-relief de satyre d’une hauteur d’1,70 m exhumé l’été dernier dans le bâtiment de scène, considéré comme provenant de l'époque Trajan - Hadrien. Une autre découverte, à savoir un masque de théâtre de la divinité Attis, avec trois autres reliefs de masque, sont datés du milieu du 2ème siècle ap. J.-C.
A la lumière des différentes découvertes, il ressort qu’à cette époque-là, le théâtre, d’une capacité de 16 à 21 000 places, comprend des gradins sur 3 niveaux et un mur de scène de 3 étages richement ornementé.
Les informations permettant d’étayer l’histoire des lieux ne manquent pas : “Nous savons par exemple que Q. Caecilius Metellus Numidicus, qui s'est opposé aux politiques agricoles à Rome, a perdu son statut de sénateur en 100 av. J.-C. et a été exilé à Rhodes. Lorsqu'il a été rappelé l'année suivante, les messagers chargés de lui remettre une lettre d’excuse l’ont trouvé en train de regarder un spectacle au théâtre de Smyrne et il n’a pas daigné ouvrir la missive avant la fin de la représentation”, explique le Prof. associé Ersoy.
Une autre anecdote concerne Saint-Polycarpe, évêque de Smyrne et premier martyre religieux chrétien d'Izmir au 2ème siècle ap. J.-C. Il a été appelé un jour par le gouverneur romain à prier aussi son dieu pour accompagner la “prière de la pluie” faite aux dieux dans le théâtre afin de mettre fin à la sécheresse qui sévissait. Timide, Saint-Polycarpe déclare que sa prière pourrait ne pas être acceptée, mais qu'il prierait quand même. Il a finalement plu quelques jours après sa supplication et Izmir a survécu à la sécheresse...
Le théâtre, qui n’a plus fait parler de lui un temps au 5ème siècle ap. J.-C., a été comblé de terre d'une part. Par ailleurs, des traces indiquent que le bâtiment de scène aurait pu être utilisé à la fois comme atelier de verre et de céramique à une datation restant à définir. Cet usage s'est terminé par un incendie et on observe que les blocs de calcaire du théâtre ont commencé à fondre à la fin de la période byzantine et au début de la période ottomane. Il semble que lesdits blocs du théâtre aient été démantelés et utilisés pour certains bâtiments monumentaux à Izmir pendant l’empire ottoman. On apprend notamment grâce aux notes du voyageur Tournefort venu à Izmir en 1702 qu'un marché couvert et un caravansérail ont été construits avec les marbres du théâtre, et qu’ils ont peut-être aussi servi pour l’édification de bâtiments à Kemeraltı et dans d'autres parties d'Izmir.
Le Prof. associé Akın Ersoy poursuit : “Au début du 20ème siècle, Otto Berg et Otto Walter ('Das Römische Theater in Smyrne', MDAI XLVII /1922, p. 8-24) sont venus à Izmir et y ont documenté le théâtre ainsi que les logements habités construits ensuite par-dessus. Selon cette documentation, ils ont suggéré que le mur de scène faisait 30 m de haut et comportait une façade de 3 étages. D'après leurs dessins, le Dr Sarp Alatepeli de l'Université d'Izmir Kâtip Çelebi et directeur adjoint des fouilles, a réalisé une animation 3D du théâtre. Nous essayons maintenant de comprendre le plan et la construction de celui-ci dans le cadre de nos propres découvertes.”
Les fouilles archéologiques
Les fouilles précitées peuvent continuer plus de 8 mois/an grâce au soutien financier du Ministère de la Culture et du Tourisme, de la municipalité métropolitaine d'Izmir, de la société Güzel Enerji-Total AŞ et de la Fondation Yaşar pour l'éducation et la culture.
“Pendant la saison estivale, mon équipe d'excavation, qui comprend environ 70 personnes, est composée par des ouvriers, des étudiants et des universitaires. Ces derniers, qui participent à des études archéologiques, proviennent de différentes universités telles Kâtip Çelebi, Dokuz Eylül, Ege, toutes trois d’Izmir, Celal Bayar de Manisa, Cerrahpaşa d'Istanbul, Karamanoğlu Mehmet Bey de Karaman. Des scientifiques et académiciens de diverses universités et musées d'Europe participent à nos études. Depuis l’an passé, en raison de la pandémie, nous avons dû limiter la participation des étudiants”, explique le Prof. associé Ersoy.
Il poursuit ses explications : “Parallèlement aux travaux centrés ces dernières années sur le théâtre, nous réalisons aussi des fouilles au niveau de l’agora de Smyrne et y effectuons des travaux de conservation architecturale, de même qu’aux thermes romains de l'agora. Le principal dépôt de matériaux d'excavation se trouvant sur le site de l’agora, les académiciens y passent plus de temps à travailler. Le Prof. Massimo Frasca et les archéologues italiens Fulvia Bianchi et Matthias Bruno de Rome y participent. Nous élaborons également des publications académiques sur les figurines hellénistiques et romaines avec Isabelle Hasselin-Rous, conservatrice au Centre des Monuments Nationaux et Ludovic Laugier du musée du Louvre sur les sculptures et reliefs hellénistiques et romains.
Par ailleurs, le Prof. Benedetto Carroccio et Pasquale Apolito de l’université de Cosenza en Italie mènent des études sur les monnaies… De nombreux professeurs turcs des différentes universités mentionnées plus haut collaborent aussi, que ce soit, par exemple, au niveau des études sur le matériel épigraphique, sur les découvertes d’ossements ou encore sur la documentation des structures de l’eau de la période antique et ottomane.”
Concernant les travaux prévus cette année, le Prof. associé Akın Ersoy détaille : “Comme l’an passé, les travaux de fouille 2021 ont commencé en avril et se poursuivront jusqu’en décembre. Notre premier objectif est d'essayer de dégager pleinement la partie Ouest du théâtre et son vomitoire, passage souterrain menant le public à leurs places assises et qui constituait aussi un abri pour échapper aux effets de la pluie et du soleil. Aujourd'hui, le vomitoire Est se trouve sous un remblai de 3 m. Grâce à un passage, nous avons eu l'occasion d'entrer dans le vomitoire Ouest qui s'est avéré être en bon état. D'une longueur de 16 m et d'une largeur de 3,50 m, il aboutit au diazoma (voie de passage) situé entre l'ima cavea (rangée de gradins inférieure) et la media cavea (rangée du milieu).
Dans les années 1950, George Bean était l'un de ceux qui sont entrés et ont pris des photos en utilisant ce passage “secret”. Ses photographies se trouvent dans les archives du Museum of Classical Archaeology de Londres. Nous avons ainsi pénétré dans le vomitoire 70 ans plus tard dans le but de faire un travail académique.
Notre deuxième objectif est de révéler le proskene (l’avant-scène) et pour cela nous devrons dégager 2,50 à 3,00 m de remblai.
Notre troisième objectif est d'atteindre le sol de l'orchestre, même sur un petit emplacement. Le remplissage de terre à ce niveau est plus épais et comme l'ordonne la science archéologique, nous devons creuser par couches avec des hauteurs allant de 0,50 m à 1,50 m afin de pouvoir documenter les différents objets découverts.”
Le travail ne manque pas ces prochaines années et le théâtre de Smyrne va continuer à se dévoiler et à renaître petit à petit. L’objectif de Tunç Soyer, maire d’Izmir, est de pouvoir y célébrer en 2023 un concert dans le cadre de la commémoration des 100 ans de la République de Turquie, à suivre !
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Mes remerciements les plus vifs et les plus chaleureux au Prof. associé Akın Ersoy et à l’assistant Prof. Gözde Şakar (Université Celal Bayar de Manisa) pour leur contribution précieuse.