Le parmigiano, tristement francisé en parmesan, est souvent malmené pour un roi des fromages. Reste que son incroyable meule cache un véritable monde magique, une pochette surprise étymologique. A lire et à savourer.
On ne sait pas pourquoi mais on se réveille parfois avec un mot dans la tête et ce matin, c’est « parmesan ». Un mot, un doute : on dit mozzarella, mascarpone et tous les autres fromages italiens en italien. Pareil dans l’autre sens, les noms « roquefort », « camembert », « brie » arrivent tels quels sur les étals transalpins. Mais parmigiano, du tout, parmigiano c’est « parmesan », d’un mot chamboulé, francisé. Tiens donc. Surtout que, abandonnant ses cadences italiennes, il n’y gagne rien. Pire, il finit çà et là par ne signifier que « fromage râpé », passant très vite après les pâtes ou les risottos qu’il saupoudre. Bérézina ! Pourtant défendu par une appellation d’origine protégée et une marque à feu en pointillé sur sa croûte disant Parmigiano Reggiano, il n’échappe pas non plus à la contrefaçon pure et dure. Le voici trituré corps et nom sous d’autres cieux, devenant Parmesan cheese aux États-Unis, Reggianito en Argentine, Parmesão au Brésil, Grana Pampeana en Espagne. Traité en sac Vuitton et parfums Saint Laurent, il montre la catégorie luxe à laquelle on l’assimile. Mais bon, quand même, finir en fake et toc même avec des paillettes, triste sort pour le re dei formaggi, « roi des fromages », italien !
Grana ou Parmigiano ?
Et ce n’est pas tout car « parmesan », la belle embrouille, ne désigne pas chez nous un fromage mais… deux ! De type grana, c’est-à-dire à pâte granuleuse, ces fromages au lait de vache furent inventés au Moyen-âge, dans les caves sacrées des monastères : le Grana Padano au nord du Pô et le Parmigiano Reggiano, le plus prisé, du côté de Parme et de Reggio Emilia. Extraordinaire nouveauté. Exquis, on s’en rendit bien compte, mais c’est aussi que le parmesan pouvait se conserver longtemps. Une manne en période de disette. Et une bienheureuse nouvelle pour le commerce car on pouvait lui faire prendre de grands chemins et le vendre loin partout en Europe.
L'utilisation du terme « parmesan » en français pourrait alors remonter très tôt, si bon, si vertueux, qu’on voulut peut-être se l’approprier linguistiquement. Opter pour « parmesan », oui, mais au sens strict de Parmigiano Reggiano, comme l’exige la Cour européenne de justice depuis 2008. Quant aux mozzarella et mascarpone, ils furent introduits il n’y a pas si longtemps, le premier porté par l’engouement pour la pizza et la tomate mozza, le deuxième par la mise en vogue du tiramisù ; les mots laissés en italien étant indéfectiblement un gage de chic et qualité.
Une meule, une pochette surprise étymologique
Le parmesan, c’est une énorme forma, meule, qui, compacte et lourdissime comme on la voit, laisse supposer qu’elle n’a pas grand-chose à ajouter. Elle peut valoir jusqu’à 800 euros et s’empile dans les banques comme des lingots géants, c’est vrai, mais c’est un peu vénal. Non, la meule est vraiment magique, énorme et jaune comme une citrouille pour enfants. D’abord, c’est une pochette surprise étymologique. Elle révèle que forma donna autrefois formaticus, signifiant « moulé dans une forme » et formaticus donna formaggio, « fromage ». C’est tout bête, sans doute insignifiant. Mais qu’un fromage ne soit d'entrée que l’expression d’une forme, cela pourrait retourner plus d’un gourmet ! Surtout que, oh oh, le temps n’a pas tout enfoui dans les vieilles pages des dictionnaires ; le mot « fourme » (fromage, justement) en conserve l’écho, « fourme du Cantal », « fourme d’Ambert ».
Et puis, contrairement à tous les fromages qui se coupent, se découpent et se vendent à la coupe, la meule, elle, s’ouvre avec un étrange coltello a mandorla, « couteau en amande » qui décroche une scaglia, un « copeau ». Et voilà, un éclat fragmenté sauvage et rustre, loin des « fourmes » fromagères comme il faut, triangles de camembert, rectangles de comté ou rondelles de bûche de chèvre.
La meule est une citrouille enchantée, on l’a dit. Et elle parle même quand on y toque. Que son martelletto percussore, petit marteau percuteur, s’en approche et elle livre ses humeurs : un son clair pour une bonne maturation, étouffé pour des vides et des fissures quand le miracle n’a pas eu lieu. Le parmesan qui dit oui qui dit non et rend bavard les plateaux de fromages, les enfants, du chérubin au garnement, vont forcément y trouver de quoi jubiler !
Pas étonnant que les meules de parmesan dévalent dans les mondes les plus bariolés. Une montagne tutta di formaggio parmigiano grattugiato, « tout de parmesan râpé », domine le pays de cocagne de Bengodi (ben godi, « profite bien ») du Décaméron de Boccace : des gens y préparent des macaronis et des raviolis toute la journée puis les lancent aux gens d’en bas qui s’en emparent du plus qu’ils peuvent. Giannettino, le garçonnet imaginé par Collodi quelques années avant Pinocchio rêve de gagner au loto, en crescendo : une villa, un palais, des chevaux, des tableaux et una forma intera di cacio parmigiano, « une meule tout entière de fromage parmesan » tellement elle est grande, tellement elle est bonne et l’emporte sur tout ! Si un galopin italien a des fringales gargantuesques pour le parmigiano, rien n’interdit à un érudit anglais d’avoir des appétences d’esthète pour le même fromage. Hé oui, le docteur et magistrat Livesey de L'Île au trésor de Stevenson possède une tabatière même s’il ne prise pas : c’est que, dit-il, il a le goût raffiné et y cache du parmesan. Populaire partout, chez tout le monde et tout le temps, ce fromage-là a vraiment un incroyable talent !