Autour d’un yaourt nature, les histoires se mêlent et se transmettent au Café Kinh Đô. Fondé en 1986, ce lieu emblématique semble figé dans le temps. Sur ses murs, des souvenirs de Nouvelle-Calédonie, terre natale de sa propriétaire, côtoient des clichés de Catherine Deneuve, venue y déguster ses spécialités. Plongée dans l’histoire fascinante d’un café pas comme les autres.
Au cœur du centre-ville bruyant de Hanoï, se cache un petit café chargé d’histoire. Sa devanture figée dans les années 90, ses murs poussiéreux et ses petits tabourets typiques passent inaperçus aux yeux des passants. Avec le développement économique et urbain de la capitale, de nombreuses petites échoppes ont disparu, remplacées par des cafés plus modernes. Mais Kinh Đô, véritable capsule temporelle, n’a jamais refait peau neuve.
Lors de son ouverture en 1986, le café Kinh Đô attirait une foule de clients. En tête des ventes, ses pâtisseries et autres mets directement inspirés des meilleures spécialités françaises faisaient le bonheur des gourmands. Aujourd’hui décédé, son fondateur Lê Hữu Trí a toujours été fasciné par la manière dont les Français enveloppent la pâte brisée avant de la confier au four, la laissant ainsi façonner croissants, pains aux raisins et autres viennoiseries. Ayant vécu en Nouvelle-Calédonie, il rêvait de recréer un petit bout de France au cœur de la capitale.
Le « seul » yahourt nature d’Hanoï
À l’époque, le café-restaurant se démarquait des autres en proposant une spécialité unique à la carte : le yaourt nature. « Il n’y avait pas d’usine pour transformer le lait, peu de supermarchés, c’était une autre époque », raconte Phạm Thị Tình, ou Michelle de son nom français. Née elle aussi en Nouvelle-Calédonie, elle est devenue la nouvelle propriétaire du café après le décès de son beau-père.
En véritable résistante, Michelle ne cédera pas à l’appel du sucre : « Les jeunes me demandent pourquoi je ne rajoute pas de sucre dans mes yaourts. Je veux préserver ma recette de l’influence de l’industrialisation. Aujourd’hui, tout est trop sucré et trop chimique. Je ne veux pas ressembler aux produits industriels qu’on retrouve dans les supermarchés, et je tiens à conserver le goût amer naturel du yaourt », confie-t-elle.
Catherine Deneuve comme ambassadrice du Kinh Đô
Ce fameux yaourt nature, encore dégusté aujourd’hui, a attiré de nombreuses ambassades par le passé. Tous les vendredis, les instances diplomatiques venaient s’approvisionner en ce met tant convoité, explique Michelle. « Un jour, nous avons eu une belle surprise. Le Petit Futé, magazine de voyage, avait publié un article sur notre café, notamment sur nos yaourts nature. Cela a attiré la visite de Catherine Deneuve, alors qu’elle et son équipe tournaient le film Indochine, sorti en 1992 », se remémore joyeusement Michelle.
Des photos de cette rencontre inattendue avec l’équipe de tournage du film Indochine sont encore fièrement accrochées aux murs du Kinh Đô. « Un peu à la manière du Bún Chả Obama, cette visite a fait bonne presse au café, et nous avons commencé à être connus de tous. Encore aujourd’hui, des jeunes viennent se restaurer ici, comme le faisaient leurs parents ou grands-parents », constate Michelle. Aux côtés de la reine du cinéma français, des photos de la Nouvelle-Calédonie décorent les murs du restaurant.
L’histoire méconnue des Chân Đăng
Imprégnés d’odeurs réconfortantes et de souvenirs heureux, les murs du café portent aussi la trace d’une histoire plus sombre des relations franco-vietnamiennes. Entre la fin du XIXᵉ siècle et le milieu du XXᵉ siècle, l’administration coloniale française en Indochine, en quête de main-d’œuvre, a orchestré l’envoi de travailleurs vietnamiens vers la Nouvelle-Calédonie pour exploiter ses terres agricoles et ses ressources minières.
Près de 7 000 Vietnamiens, majoritairement originaires du Tonkin et du centre du Vietnam, ont été engagés de force pour travailler sur le Caillou. Officiellement présentées comme des migrations économiques volontaires, ces relocalisations étaient en réalité souvent imposées. Beaucoup de travailleurs étaient recrutés sous la contrainte, mal informés sur leurs futures conditions de vie et de travail. Soumis à des conditions extrêmement dures, ils ont, pour la plupart, été exploités jusqu’à l’épuisement, notamment dans les mines de nickel, pilier économique de la colonie.
La France a aussi envoyé au bagne de Nouvelle-Calédonie des opposants politiques à la présence coloniale au Vietnam. Parmi eux, des résistants, des intellectuels anti-coloniaux et des membres de mouvements nationalistes vietnamiens qui luttaient contre l’occupation française. Ces communautés de Vietnamiens ont été nommées les Chân Đăng.
Retour aux sources après 50 ans
« Le cousin du fondateur du Kinh Đô est sorti de prison en Nouvelle-Calédonie et a refait sa vie sur la Perle du Pacifique. La famille de mon beau-père a une histoire compliquée », explique Michelle, sans entrer dans les détails. Son père s’est aussi installé en Nouvelle-Calédonie, dans l’espoir d’une nouvelle vie. C’est donc à plus de 8 000 kilomètres de Hanoï que Michelle est née. À l’âge de 10 ans, en 1963, alors que le Vietnam est scindé en deux, la jeune fille retourne sur la terre de ses ancêtres à Hanoï "pour la patrie".

La capitale connaît la guerre contre les Américains, un conflit dont les douloureux souvenirs trottent encore dans l’esprit de cette petite fille, aujourd’hui âgée. Une cinquantaine d’années après avoir quitté la Nouvelle-Calédonie, Michelle y est retournée en 2013 aux côtés de sa famille restée sur le Caillou. Un souvenir "inoubliable".
Alors qu’elle fait défiler les photos aux côtés de ses proches restés sur l’île, elle explique qu’elle garde un fort attachement pour son pays natal et sa culture. Aujourd’hui, certains de ses amis calédoniens viennent lui rendre visite au café et découvrent la merveilleuse diversité de la culture vietnamienne, ainsi que le fameux yaourt nature.
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