Face au désengagement des États-Unis en Europe et dans le conflit russo-ukrainien, l’autonomie stratégique du continent devient un enjeu crucial. La France et le Royaume-Uni, fortes de leurs capacités militaires et diplomatiques, peuvent-elles prendre le relais de Washington pour garantir la sécurité européenne et soutenir l’Ukraine ? Pour décrypter ces défis géopolitiques et stratégiques majeurs, Lepetitjournal.com a eu la chance d’échanger avec Nicolas Badalassi, Professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po Aix et Directeur de l’UMR Mesopolhis.


Depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, les États-Unis ont amorcé un retrait militaire, notamment en Europe et dans le conflit russo-ukrainien. Ce désengagement pourrait-il conduire à un affaiblissement de l’OTAN, et, plus largement, fragiliser la sécurité européenne ?
Dès sa première campagne électorale, Donald Trump avait exprimé à plusieurs reprises son intention de réduire l’implication militaire des États-Unis à l’étranger et de limiter leur soutien à l’OTAN. Lors du sommet de l’Alliance en 2018, il était même allé jusqu’à menacer d’un retrait américain si les pays européens n’augmentaient pas leurs contributions financières. L’application de cette politique isolationniste ne constitue donc pas une surprise. Il s’agit même d’un débat de longue date. Dès les années 1970, les États-Unis ont encouragé les Européens à assumer leur propre défense. Ce “partage du fardeau” a été soutenu historiquement par certains pays, comme la France.
Aujourd’hui, l’OTAN repose largement sur les infrastructures américaines, qu’il s’agisse des gazoducs, d’oléoducs, de radars ou de systèmes de défense satellites. Un désengagement de Washington affaiblirait donc inévitablement l’Alliance.
Pour pallier ce retrait et garantir leur sécurité, les pays européens devront accroître leurs investissements et renforcer leur coordination stratégique. Toutefois, ce processus s’annonce long et complexe, notamment en raison des contraintes démocratiques qui régissent les décisions budgétaires et militaires. Par ailleurs, nombre d’États européens redoutent que l’OTAN ne puisse survivre sous sa forme actuelle sans l’appui des États-Unis.
Enfin, une question demeure : en cas de menace directe contre un pays européen, si la Russie s’en prenait, par exemple, à la Pologne ou la Roumanie, Washington activerait-il l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, garantissant la solidarité militaire entre alliés ? Un refus américain compromettrait immédiatement la sécurité européenne.
Avec le retrait redouté du soutien financier et militaire des États-Unis, l’Europe sera-t-elle en mesure de maintenir son aide à l’Ukraine tout en garantissant sa propre sécurité ?
Si Washington venait à se désengager, les pays européens n’auraient d’autre choix que d'intensifier leurs efforts. L’Europe dispose des ressources financières et humaines nécessaires pour soutenir l’Ukraine et garantir sa défense, à condition d’augmenter significativement ses investissements. Cependant, cela supposerait un engagement commun de l’ensemble des États européens. Or, des pays comme la Hongrie de Viktor Orbán et l’Italie de Giorgia Meloni affichent une position plus ambivalente à l’égard de l’OTAN et de l’Union européenne, en raison de leurs relations plus conciliantes avec Moscou. Ces divergences de points de vue mettent en lumière une Europe qui possède les moyens pour agir, mais qui peine à dégager une volonté politique commune.

La France et le Royaume-Uni cherchent-ils aujourd’hui à s’affirmer comme des acteurs stratégiques pour la sécurité européenne et ukrainienne ?
La récente rencontre entre Emmanuel Macron et Donald Trump, ainsi que le sommet sur la sécurité européenne tenu à Londres en présence de Volodymyr Zelensky, suggèrent que Paris et Londres veulent s’imposer comme acteurs stratégiques majeurs dans la défense de l’Ukraine, et, plus largement, de l'Europe.
Cette ambition s’inscrit dans une continuité historique. Dès les années 1990, face au désengagement progressif des États-Unis en Europe, la France et le Royaume-Uni ont cherché à structurer une défense européenne autonome, aboutissant aux accords de Saint-Malo en 1998 entre Jacques Chirac et Tony Blair.
Aujourd’hui, malgré le Brexit, ces deux pays demeurent les principales puissances militaires du continent. Seules puissances européennes dotées de l’arme nucléaire, elles jouent un rôle central dans la dissuasion face à la Russie. En cas d’attaque contre un pays de l’OTAN, elles seraient les seules en Europe à pouvoir recourir à la dissuasion nucléaire pour prévenir toute escalade. Cette “solidarité nucléaire” renforce leur légitimité à prendre le relais des États-Unis dans la sécurité européenne et à porter un projet de défense crédible. Paris et Londres apparaissent ainsi comme des garants essentiels de la stabilité du continent.
Au-delà de la dimension militaire, la coopération franco-britannique est aussi motivée par une volonté de poser sur la scène internationale. Membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, conscientes que leur entente renforce leur poids diplomatique, le France et la Royaume-Uni cherchent à affirmer leur leadership à travers une stratégie commune.
Cette volonté d’affirmation passe aussi par la défense des valeurs démocratiques héritées de l’après-guerre. Alors que les États-Unis semblent s’éloigner de certains principes fondateurs de l’OTAN, Paris et Londres restent attachés aux droits humains, à la démocratie et à l’économie de marché. Ils entendent ainsi se positionner comme les porte-voix de ce modèle au moment où Washington semble prendre ses distances.
Historiquement, la coopération franco-britannique a été entravée par l’alignement du Royaume-Uni sur la politique américaine, notamment durant la Guerre froide ou la guerre d’Irak, ce qui avait suscité des tensions avec la France. Mais aujourd’hui, le Premier ministre britannique Keir Starmer a pris conscience qu’il ne peut plus compter indéfiniment sur l’aide des États-Unis. Dans ce contexte, la France apparaît comme un partenaire naturel pour renforcer la sécurité européenne et affirmer une autonomie stratégique vis-à-vis de Washington.

La France et le Royaume-Uni en ont-ils les moyens ?
La France et le Royaume-Uni disposent déjà de la dissuasion nucléaire, un atout stratégique majeur. Mais leur capacité à assumer pleinement un rôle de leaders en matière de sécurité européenne repose sur un autre enjeu : leur influence politique. Paris et Londres sauront-ils convaincre les membres de l’OTAN, notamment les plus réticents, d’accroître leurs efforts financiers et humains pour garantir la sécurité du continent ? Si l’Europe possède les moyens militaires nécessaires, encore faut-il qu’elle se dote des leviers politiques pour mobiliser les ressources financières indispensables à une défense crédible et autonome.
La montée des nationalismes en Europe fragilise-t-elle la cohésion de l’UE et sa capacité à mener une politique de sécurité commune ?
Exacerbée par les réseaux sociaux et la désinformation en ligne, la montée des nationalismes constitue l’un des principaux obstacles à l’émergence d’une politique européenne de défense commune. De plus en plus influents en France et au Royaume-Uni, ces mouvements adoptent une posture critique vis-à-vis des États-Unis, dont certaines déclarations attisent leur ressentiment. Les propos de J.D. Vance du 3 mars, qualifiant la France et le Royaume-Uni de “pays quelconques”, en sont une illustration. Mais en blessant l’orgueil nationaliste, ils alimentent un rejet des alliances traditionnelles et renforcent, chez certains, une fascination pour le régime autoritaire de Vladimir Poutine.
Cette défiance s’étend également aux structures supranationales comme l’OTAN ou l’Union Européenne. Une méfiance qui se traduit par des choix politiques concrets de certains dirigeants comme Viktor Orbán en Hongrie ou Giorgia Meloni en Italie, qui privilégient une défense nationale au détriment des initiatives de coopération européennes. Cette fragmentation affaiblit la capacité de l’UE à se structurer en une puissance stratégique crédible et à exister sur la scène internationale.

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