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Iv Charbonneau-Ching : "La mémoire des Khmers rouges ne doit pas être enfermante"

Près de cinquante ans après la chute de Phnom Penh, le réalisateur franco-cambodgien Iv Charbonneau-Ching était de passage au Cambodge pour recueillir les témoignages de plusieurs personnalités ayant vécu l'internement dans l'ambassade de France en avril 1975. Une série d'entretiens destinée à nourrir une exposition mémorielle qui voyagera en Asie et en France.

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Iv Charbonneau-Ching recueille le témoignage de Roland Neveu dans les jardins de l'ambassade de France
Écrit par Raphaël FERRY
Publié le 27 avril 2025, mis à jour le 28 avril 2025

Un film pour renouer avec la mémoire familiale

Iv Charbonneau-Ching revient au Cambodge dans le prolongement d’un travail entamé il y a plus de dix ans avec son film documentaire Cambodia After Farewell, sorti en 2012. Le parcours de la  famille de Iv est atypique. Alors qu'une partie est restée en France, une autre a décidé de rentrer au pays alors que les Khmers rouges étaient encore au pouvoir. 35 ans plus tard , sa mère et sa tante reviennent au Cambodge et retrouvent des membres de leur familles qu'elles croyaient morts pour certains.

« Le film suit ce retour au pays, trente-cinq ans plus tard, sur les traces de proches disparus. C'était pour elles un premier voyage de compréhension, après des décennies de silence », explique-t-il.

Une exposition pour les 50 ans de la chute de Phnom Penh

En novembre 2025, son film sera projeté à Hong Kong dans le cadre d’un événement organisé par l’ONG Pour un Sourire d’Enfant (PSE), dans le cadre du French Film Festival. À cette projection s’ajoutera une exposition de photographies du photographe de guerre Roland Neveu et une série d’entretiens vidéos réalisés avec des survivants de l’ambassade de France.

Fondée il y a plus de 25 ans, PSE œuvre auprès des enfants défavorisés au Cambodge, en leur offrant accès à l’éducation, à la santé et à la formation professionnelle. L’intégralité des bénéfices issus de cet événement commémoratif sera reversée à l’association.

« C’est important pour moi de lier mémoire et solidarité. Ce travail de transmission a aussi une portée éducative et humaine très concrète », souligne Iv Charbonneau-Ching.

Des témoins choisis pour la richesse de leur parcours

« Ce sont des regards croisés, très différents, mais tous précieux », souligne Iv Charbonneau-Ching. Les quatre témoins sélectionnés sont :

Roland Neveu, photographe de guerre présent à Phnom Penh en avril 1975. Il fait partie des rares à avoir documenté en images les derniers jours avant la chute de la ville. Iv Charbonneau-Ching, qui le connaît personnellement depuis ses années passées à Bangkok, apprécie son regard artistique et sa mémoire visuelle très précise.

Frédéric Bénoliel, ancien coopérant et professeur de droit à Phnom Penh. Arrivé fin 1974, il vivait dans un appartement accolé à l’ambassade qu'il partageait avec plusieurs dizaines de personnes. Il est devenu par la suite un acteur du développement au Cambodge et a gardé un lien fort avec le pays. Sa sensibilité et son engagement ont marqué le réalisateur.

 

Iv Charbonneau-Ching
Iv Charbonneau-Ching recueille le témoignage de Frédéric Bénoliel

François Bizot, chercheur à l'École française d'Extrême-Orient, connu pour avoir été capturé puis relâché par les Khmers rouges. Il fut un témoin privilégié de la prise de Phnom Penh, jouant le rôle d'interprète entre les autorités khmères et l'ambassade. Iv Charbonneau a pu le contacter grâce à un proche collaborateur commun.

Bernard-Jean Berger, ancien prêtre ouvrier, aujourd'hui à la retraite. Il a fondé l'association Accueil Cambodgien et détient une archive considérable sur le Cambodge. C’est une amie commune qui l’a mis en contact avec le réalisateur pour transmettre sa mémoire. Âgé, mais toujours très impliqué, il apporte un regard humaniste nourri de son expérience spirituelle et sociale.

« Tous ont été témoins directs de la chute de Phnom Penh depuis l'ambassade de France. Mais plus encore, ils ont choisi, chacun à leur façon, de rester liés au Cambodge, d’y retourner, de s’y investir. Ce sont des figures engagées », insiste Charbonneau-Ching. 

Réaliser des entretiens incarnés

« Je connais personnellement les quatre personnes interviewées. Ce lien permet d’aller plus loin, d’aborder des choses très personnelles », explique le réalisateur. Il insiste sur la nécessité de construire une relation de confiance pour recueillir une parole intime.

Chaque témoin livre une expérience singulière. Car si l'un a pu assister à des scènes de violentes là où il était dans l'ambassade, un autre sera le témoin de solidarité et de compassion.  

Il faudrait un  ego surdimmensionné pour croire que la vérité ne réside que dans ce dont on a été le témoin proche. D'autant que, Iv Chabonneau- Ching le rappelle, ceux qui sont encore en vie aujourd'hui avaient environ 25 ans à l'époque et n'avaient pour la plupart pas de poste à grande responsabilité.

Une mémoire difficile à transmettre

Alors que la commémoration des 50 ans passe presque inaperçue à Phnom Penh, Iv Charbonneau-Ching s’interroge sur le rapport des Cambodgiens à cette période sombre.

« Il y a un paradoxe fort. Certains disent qu’on en parle trop, d’autres qu’on n’en parle pas assez. Le devoir de mémoire n’est pas bon en soi : tout dépend de la manière dont on le fait. Une mémoire enfermante peut empêcher d’avancer », estime-t-il.

Il plaide pour une transmission plus vivante, ouverte sur les enjeux du présent. « Connaître le passé pour construire l’avenir, oui. Mais sans se complaire dans la douleur ».

Une démarche personnelle

Ce projet est aussi pour lui une façon de renouer avec ses racines : « Ces personnes que j'interroge ont probablement croisé mes grands-parents. À travers elles, c’est aussi leur mémoire que je cherche à raviver. »

Son prénom, Iv, est un hommage discret à son grand-père cambodgien, disparu juste avant sa naissance. « Il y a dans cette démarche quelque chose de très personnel et émotionnel, même si elle s’inscrit dans une réflexion historique et collective », conclut-il.

 

Iv Charbonneau-Ching rolland Neveu

Iv Charbonneau-Ching, son équipe de tournage et Roland Neveu devant le fameux portail.

L’exposition initiée à Hong Kong devrait ensuite voyager en Asie et en France. Phnom Penh fait partie des prochaines villes pressenties.

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