Peut-on quitter la France sans emporter un bout de sa cuisine ? À cette question, de nombreux expatriés répondent par la négative. La nourriture française s’exporte dans les valises, dans les cœurs, et parfois même dans les choix de vie. Pour certains, elle constitue un pilier de l'identité, pour d'autres, un réconfort. Et si elle ne décide pas toujours du pays d'accueil, elle peut influencer profondément l'expérience vécue à l'étranger.


En apparence anecdotique, la question de l’alimentation est au cœur de nombreuses expériences d’expatriation. La naturopathe et nutritionniste Sophie Maisonnier en a fait sa spécialité. « J’ai décidé de me spécialiser dans l’accompagnement alimentaire en expatriation, car personne ne comprenait vraiment tous les enjeux spécifiques de ce lien entre alimentation et déracinement », explique Sophie, elle-même expatriée dans treize pays différents. Pour elle, la nourriture n’est pas seulement une question de goût, mais de bien-être physique, psychologique et culturel. Avec sa double formation en nutrition et en anthropologie, elle aborde l’alimentation à la croisée de la science et de la culture et accompagne désormais les Français qui s’apprêtent à s’installer à l’étranger. Pour elle, « la manière dont on mange est un fil rouge dans l'expérience de l’expatriation, qu’on en soit conscient ou non. »
Pour mieux cerner le lien entre les Français expatriés et la nourriture de leur pays d’origine, la rédaction leur donne la parole. Ils racontent, à leur manière, la façon dont l’alimentation façonne le vécu de l’expatriation.
Les deux grands profils de gastronomes chez les expatriés
Sophie Maisonnier observe deux grands profils chez les expatriés : ceux qu’elle appelle les « explorateurs », curieux de découvrir la gastronomie locale, et les « prudents », attachés à leurs habitudes. « Ces deux comportements sont profondément ancrés, parfois depuis l’enfance. Certains enfants refusent de goûter tout ce qui est nouveau. Ce n’est pas qu’une question de goût, mais un instinct de prudence hérité de notre histoire évolutive. »
Ce clivage se retrouve chez les adultes. Pour certains, goûter une soupe de nouilles à Hanoï ou un curry en Inde est un plaisir immédiat, manger local est une évidence, avec quelques produits français occasionnellement. Pour d’autres, c’est une source de stress, ils ont du mal à s’y faire, la cuisine locale ne leur convient pas au quotidien. Et dans une vie déjà bouleversée par le changement de langue, d’école, de climat, de travail, de culture, d’environnement, il n’est pas rare que l’alimentation familière devienne un point d’ancrage, une manière de maintenir une continuité, en particulier pour les familles.
Bien sûr, tout n’est pas noir ou blanc. Mais cela va dans les deux sens, quel que soit le degré d’intégration des cuisines locales dans leurs habitudes, chaque expatriation enrichit les habitudes alimentaires, les goûts, et ajoute au moins un ou deux plats que l’on apprécie particulièrement, que l’on peut s’approprier, et que l’on cuisine souvent des années plus tard, pour garder un lien avec de cette expatriation. “Je me souviens d’une femme qui, de retour d’expatriation, préparait avec émotion des plats qui lui rappelaient le pays où elle avait passé de belles années”, relate Sophie Maisonnier.

« En cas de coup de mou, nous nous remontions le moral à la française. » - Julien, expatrié au Moyen-Orient
Repères gustatifs et enjeux invisibles du départ pour les familles
La question alimentaire peut même, dans certains cas, freiner ou compliquer un projet d’expatriation. « J’accompagne des couples où l’un des deux est plus enthousiaste que l'autre à l’idée de partir. Et parfois, quand on n’aspire pas particulièrement à sauter à pieds joints dans une nouvelle culture, ou que la gastronomie locale que l’on découvre ne donne pas forcément très envie, on n’a pas non plus envie de changer nos habitudes alimentaires. » Ce frein est d’autant plus marquant quand il touche les enfants, pour qui les repères gustatifs jouent un rôle rassurant. Célestine*, expatriée en Inde puis au Vietnam, confie avoir discuté avec des expatriés sur place via l’association d’accueil de la FIAFE pour savoir si elle trouverait des laitages ou des fruits familiers : « Ce sont des repères essentiels pour mes enfants depuis qu’ils sont tout petits. »
La FIAFE, réseau “bâtisseur de ponts & créateur de liens” pour les Français du monde
Julien, installé au Moyen-Orient, évoque les dîners vin-fromage des débuts : « En cas de coup de mou, nous nous remontions le moral à la française. » Ce besoin de retrouver une part de chez soi s’exprime aussi dans la cuisine quotidienne, même quand les produits sont rares ou coûteux. Gaëlle* au Mexique admet cuisiner français avec des ingrédients locaux, tout en concédant que les produits d’exportation « sont légèrement différents de ceux que l’on trouve en France ».
Selon l’enquête de Memo pour la néobanque Bunq, la gastronomie française (19 %) est ce qui manque le plus aux expatriés français, devant les amis et la famille (17 %) et le système de santé français (10 %). La culture française, l’humour français ou encore l’ambiance des bars et des brasseries sont également cités tandis que seulement 4 % déclarent ne rien regretter de la France.

Quand la gastronomie devient contrainte en expatriation
D’autres expatriés comme Maylis*, expatriée en Asie, relativisent la difficulté grâce à l’accès à des produits français à l’étranger : « Dans mon pays d’expatriation, il y avait une large gamme de produits importés, des restaurants, des boulangeries françaises pour se sentir (presque) comme à la maison. » Mais cela dépend largement du pays. Julien confie avoir ramené dans ses valises des levures d’Allemagne pour fabriquer son vin maison au Moyen-Orient. « Le vin fait partie de notre mode de vie. Même s’il n’est pas français, avoir accès à un bon vin était indispensable pour nous. »
Retour de France, le contenu de ma valise! Il est vrai que je peux trouver le chocolat noir aux USA, mais pas au même prix. A l'aller, j'avais aussi ramené plein de cochonneries 🇺🇲 pour mes neveux! pic.twitter.com/vXSqaSIolp
— Agnès Crépy (@ACrepy73) December 30, 2022
« Trouver ce que l’on cherche est devenu une contrainte. Cela fait partie des points qui nous donnent envie de retourner en France » - une famille expatriée en Italie
Dans certains cas, le manque peut devenir pesant. Une famille expatriée en Italie regrette de ne pas pouvoir maintenir son alimentation bio et végétarienne comme en France : « L’offre est beaucoup moins développée. Trouver ce que l’on cherche est devenu une contrainte. Cela fait partie des points qui nous donnent envie de retourner en France. Retrouver nos magasins bio et vrac, une alimentation plus saine et plus variée. »
Plus extrême, certaines situations peuvent devenir un facteur de départ anticipé. « À Cuba ou en Tunisie, les pénuries alimentaires régulières pèsent lourd sur le quotidien de familles expatriées », observe Sophie Maisonnier. Quand les produits de base manquent, l’expérience peut virer à l’épreuve.
Santé physique et émotionnelle liée aux changements alimentaires
Le changement alimentaire a aussi un impact sur la santé. Troubles digestifs, carences, voire maladies comme l’hépatite A en cas de crudités mal lavées sans vaccination, les expatriés doivent apprendre à adapter leur microbiote à un nouvel environnement. D’après Sophie Maisonnier, « notre microbiote intestinal s’adapte à ce que nous mangeons, à l’eau que nous buvons. Il n’est pas rare que les expatriés développent des troubles digestifs lors de leur installation, et nous savons de plus en plus avec certitude qu’il existe des liens importants entre notre microbiote et nos émotions, donc un changement alimentaire peut aussi avoir un impact sur notre moral. » Ces dérèglements sont parfois renforcés par des conditions sanitaires différentes : « Dans certains pays, il faut désinfecter les crudités, éviter l’eau du robinet… Ce sont des habitudes à intégrer. »
Les gestes et réflexes médicaux indispensables en Inde
Mais l’impact est aussi émotionnel. « L’alimentation a un pouvoir de réconfort. Un simple caramel au beurre salé peut remonter le moral après une journée difficile de quelqu’un qui les affectionne particulièrement en France, lors d'un coup de moi ou de mal du pays. » Elle conseille d’anticiper : « Lors des préparatifs, demandez-vous quels produits sont indispensables, et pensez à faire un stock d’aliments “doudous” que vous pourrez retrouver et déguster une fois sur place. »
Célestine* avoue avoir manqué certains plaisirs bien français en Inde : « Le fromage, la charcuterie… Nous demandions à nos proches de nous en apporter ou on revenait de France avec une valise pleine de gourmandises. »
@glowwithava a suitcase full of french skincare + digestive crackers. how do i explain to customs?? 🤣🤣 #tetris #packing #overpacking #skincarehaul #parishaul #packinghacks #frenchpharmacy #nutella #avainparis #skincareaddict ♬ Oh No - Kreepa
Vivre à l'étranger : quand la cuisine française manque plus que les amis
Selon l’Observatoire de l’expatriation, en 2020, 68% des Français consomment régulièrement des produits culturels français et 57% des produits ou services de marques françaises.
Se préparer, rechercher, consulter… Anticiper les changements sans culpabiliser
« Nous pensons à la scolarité, au logement, à la santé… mais rarement à prévoir comment cela se passera au niveau alimentaire, sauf dans des cas spécifiques. C’est pourtant fondamental », insiste Sophie Maisonnier. Elle recommande de préparer cette dimension en amont, comme on le fait pour la scolarité ou le logement : consulter les forums, interroger d’autres expatriés sur les produits difficiles à trouver, demander où sont les épiceries françaises ou bio, prévoir un osmoseur pour l’eau dans les pays où cela est possible... « Cela peut éviter de mauvaises surprises et de la frustration. »
La naturopathe va plus loin, en proposant même des consultations personnalisées avant le départ. « Une famille que j’ai accompagnée à Kinshasa avait peur de ne pas trouver de fruits et légumes bio et stressait sur l’alimentation sur place avec 3 enfants en bas âge. Je leur ai indiqué en amont un panier bio livré à domicile. C’est un stress en moins qui a rendu l’arrivée un peu plus facile. »

« L’intégration est un processus, pas une course. » - Sophie Maisonnier
Une expatriation aussi gustative…
Pour Sophie Maisonnier, il est important de respecter son propre rythme d’adaptation. « Ce n’est pas grave de ne pas vouloir manger uniquement local, et dès les premiers jours. Ce n’est pas une preuve de rejet culturel. Il faut assumer ses choix, ses envies, ne pas culpabiliser. L’intégration est un processus, pas une course. »
Ce conseil fait écho à l’expérience de nombreux expatriés, qui finissent par trouver un équilibre entre gastronomie française et découvertes locales. La cuisine française n’est pas seulement un plaisir ou un souvenir, c’est un vrai langage affectif et un marqueur identitaire. Elle aide à garder un lien avec ses racines, à se sentir bien même loin de chez soi. La découverte gustative participe néanmoins à la richesse de l’expérience. Comme le résume joliment Célestine* : « Découvrir une nouvelle alimentation est une richesse de plus dans l’expatriation, une expatriation gustative ! »
*Les prénoms ont été modifiés
Sur le même sujet
