Jean-Claude Grumberg a 85 ans et ne cesse de nous surprendre. Dramaturge, scénariste et écrivain français, il a écrit plus d´une trentaine de textes dont le conte "a plus précieuse des marchandises" qui a connu un grand succès. Dans "Quand la terre était plate", publié en janvier aux éditions du Seuil, il évoque la vie de sa mère qui, née en 1907 à Paris de parents originaires de Brody, en Galicie austro-hongroise (aujourd´hui en Ukraine), élève seule ses deux enfants lorsqu´elle comprend que son mari, Zacharie, ne reviendra pas d’« on ne sait où ». Un récit bouleversant, à la fois tendre et cruel.


Jean-Claude Grumberg
Le talent d´un écrivain repose souvent sur son habileté à reconstruire avec son imagination et des bribes de souvenirs une histoire familiale qui est aussi à sa guise une pièce de l´histoire du monde. C´est ce que fait Jean-Claude Grumberg, avec de rares confidences et des récits parcellaires, dans son dernier livre Quand la terre était plate.
Auteur de plus d´une trentaine de titres -pièces de théâtre, livres pour enfants, récits, contes-, Jean-Claude Grumberg a connu un grand succès en 2021 avec son conte La plus précieuse des marchandises, adapté au cinéma (d´animation) par Michel Hazanavicius. Il fut également scénariste et a travaillé avec de grands cinéastes comme François Truffaut et Costa-Gavras. En 1991, il a reçu le Grand Prix de l´Académie Française pour l´ensemble de son œuvre. Né le 26 juillet 1939 dans le dixième arrondissement de Paris, il est issu d´une famille de juifs roumains par son père et d´immigrés originaires de Brody, en Galicie, dans l´ancien Empire Austro- Hongrois (aujourd´hui en Ukraine) par sa mère.
Quand la terre était plate : un récit autobiographique
Dans ce récit d´inspiration autobiographique Quand la terre était plate, il évoque la vie de sa mère, Suzanne, née en 1907 à Paris, mais qui parlait un français parfois lacunaire parce qu´elle n´avait pu aller à l´école. En effet, étant donné que ses proches, les Katz, étaient originaires de l´Empire Austro -Hongrois, ennemi de la France pendant la Grande Guerre de 14-18, Suzanne fut pendant un temps envoyée à l´autre bout de l´Europe avec ses frères et sa mère alors que son père est resté travailler dans un camp de concentration français (oui, les camps ont existé aussi pendant la Première Guerre, certes d´une dureté moindre si on les compare aux futurs camps de la Seconde Guerre). À travers la vie de cette mère qu´il adorait, il retrace d´une manière singulière deux guerres mondiales et un siècle de soupçons, d´expulsions, d´exils et pogroms, tout cela en pointant l´absurdité sous l´horreur. Il évoque aussi, cela va sans dire, sa vie dès sa prime enfance et, bien entendu, celle de Maxime, son frère aîné.
Son enfance, il l´a vécue au 34 rue de Chabrol qui fait face au 51 de la même rue. Le lecteur qui lit ces lignes peut m´objecter que cela ne le regarde point et peut s´interroger sur l´apparente banalité de ce renseignement. Toujours est-il que le 51, rue de Chabrol fut le lieu, pendant l´affaire Dreyfus, du célèbre Fort Chabrol et le siège du Grand Occident de France et de l´«L´Antijuif de France» (ancien hebdomadaire français antisémite fondé en 1898 par l´anti-dreyfusard Jules Guérin), comme nous le rappelle l´auteur lui-même : «Et afin que nul n´ignore la raison sociale réelle et nécessaire de cet «Antijuif de France», sur un large calicot tendu au second étage de cet «hôtel particulier», on pouvait lire : «Mort aux Juifs ! Vive l´Armée ! Vive la France !».J´ai à disposition de qui le désire tout un lot de cartes postales immortalisant la chose. Bien».
Après la Guerre, la famille a repris sa maison, mais Zacharie, le père, n´est pas revenu d´« on ne sait où ». En effet, les pandores (vieux nom populaire pour gendarme) sont venus le chercher un jour en 1940 et le soir même il était à Drancy, dans un camp d´internement qui fut la plaque tournante de la politique de déportation antisémite en France d´août 1941 à août 1944. Ce n´est pourtant qu´au bout de quelques années que sa femme Suzanne a pu obtenir un acte de décès attestant qu´il était mort à Drancy. Cet acte de décès ne lui a pas permis pour autant d´avoir droit à une pension de veuve étant donné que Zacharie n´avait pas la nationalité française, il n´était qu´un apatride d´origine roumaine bien qu´il fût marié à une citoyenne française. D´autre part, la Seconde Guerre Mondiale était vue à l´époque, à vrai dire, selon une perspective différente de celle qu´elle a acquise plus tard, c´était bel et bien une guerre comme les autres, on ne parlait pas encore de Shoah, comme nous le rappelle Jean-Claude Grumberg, cela n´avait pas de nom générique : «Suzanne pour parler de «ça», d´avant la guerre, disons, parlait d´«avant ça». D´ailleurs, soyons précis, elle parlait le moins possible de «ça». Très peu de gens parlaient de « ça ». On parlait de la « Libé », de la Résistance, de l´avenir radieux, du soleil qui se lève à l´Est, des lendemains qui chantent et fil du « plus jamais ça » qui devint au des décennies, une sorte de « vous reprendrez bien encore un peu de rab de ça, non ? ». L´Holocauste, le génocide, les chambres à gaz, on ne voulait pas en entendre parler dans les premiers temps après la guerre. D´aucuns connaissent probablement l histoire de l´écrivain italien Primo Levi qui a eu du mal à publier en 1947 Se questo è un uomo (Si c´est un homme, en français), inspiré par son expérience des camps d´Auschwitz, qui n´a pu paraître que chez Da Silva, un petit éditeur turinois.
Quand la terre était plate est un récit bouleversant, émouvant, tantôt tendre, tantôt cruel, mais qui nous réconcilie avec la vie, qui nous fait croire que la littérature peut nous sauver de l´oubli et qui nous montre que, malgré tout, on doit toujours chercher le bonheur. Comme l´auteur l´écrit à la fin de la page 100 : « En plus, il y a des jours où le malheur frappe si fort les humains, comme une tornade qui jette à terre tout ce qui tient debout, comme un torrent qui inonde et noie…et moi, ces jours-là, je dois écrire encore, je dois ressasser, parler du bonheur interdit dont j´ai joui, oser dire : « Soyez heureux, malgré tout. Aujourd´hui vous avez le droit de l´être, pire, vous en avez le devoir »».
Jean-Claude Grumberg, Quand la terre était plate, collection La Librairie du XXIème siècle, éditions du Seuil, Paris, janvier 2025