On a beau croire que la siesta n’est que l’expression spontanée d’une grosse fatigue, elle a pourtant ses temps et ses coutumes.


Comme après le passage d’une mouche tsé-tsé ou de l’omino del sonno, notre marchand de sable à nous, la sieste est un sommeil des plus irrépressibles. Et on la voit venir de loin, la félonne, à la fin des déjeuners de famille ou d’un repas d’affaires, avec son enchaînement de sbadigli (bâillements) de plus en plus larges et rapprochés, de moins en moins faciles à étouffer même au prix de bien hideuses grimaces. Et là, c’est vite vite l’ultime chance de prendre congé du monde si on ne veut pas s’avachir sur la nappe, pitoyablement et à la face de tous !
« Chiuso per siesta, fermé pour sieste »
On a beau croire que la siesta n’est que l’expression spontanée d’une grosse fatigue, elle a pourtant ses temps et ses coutumes. D’abord, c’est toujours après la panna cotta, le cafferino, petit café, ou le limoncello de midi qu’elle paraît, lorsque la digestion va s’engager. Avec aussi le solleone, le soleil quand il assomme, car plus on va vers le sud ou l’été plus on y est assidu. La siesta, c’est allongé, habillé comme on est, mieux sans chaussure mais surtout pas en pyjama et surtout pas dans le noir complet car non, la sieste, ce n’est pas la nuit, c’est une pénombre savamment entretenue qu’on fait durer une vingtaine de minutes réparatrices. L’orario continuato semble hélas gagner les grandes villes italiennes – dommage parce que ça les prive d’un surcroît d’exotisme – mais d’autres villes et villages résistent encore, des rues se vident et des magasins baissent leurs stores quelques heures après déjeuner dans une sorte de chiuso per siesta, fermé pour sieste, très assumé. C’est à ce moment que les touristes, leur guide plié à la page « comment s’occuper de 14 à 16 quand l’autochtone n’y est plus », reçoivent leurs premiers rudiments de dolce far niente, la douceur et le plaisir d’apprendre à ne rien faire.
Un meuble de sieste par excellence
La siesta (du latin sexta, la sixième heure, pour dire le milieu de la journée) marque justement le début de l’après-midi, qui se dit pomeriggio. Apparemment tout bête et sans histoires, pomeriggio s’est simplement formé sur post, pour dopo, « après » et meriggio, pour mezzogiorno, « midi ». Sauf qu’en bel italien et selon l’explication du dictionnaire Treccani, meriggiare donne un vaste programme : « se reposer à l’extérieur dans un endroit ombragé pendant les heures chaudes de l’après-midi ». Là, disons-le bas, le français n’a pas d’équivalent. Et si d’aventure aucun arbre, aucune tonnelle n’offre d’abri à ce répit d’exception, on peut rentrer chez soi où nous recevra peut-être le meuble de sieste par excellence. Il s’agit de la meridiana, la méridienne, un canapé à deux dossiers, l’un plus bas que l’autre, permettant d’y caler les positions assoupies. Ce lit de fortune est à l’origine d’une expression comme une définition énigmatique de mots croisés : « faire la méridienne » pour faire la sieste. C’est vrai qu’on n’aurait pas soupçonné ce pomeriggio si anodin de renfermer aussi sa curiosité linguistique.
En italien, les variantes de la siesta
En esthètes des pays à grosses chaleurs qui coupent les jambes, les Italiens ont inventé d’autres sommes passe-partout, pisolino (que les enfants connaissent par leur Pisolo, le Dormeur des 7 nains de Blanche-Neige), riposino, sonnellino, dormitina, que nous peinons un tantinet à distinguer. Les gens de Rome ont remplacé siesta par pennica, plus affectueusement et communément la pennichella, si bien trouvée qu’elle a conquis l’Italie du sud au nord. Venue du latin pendiculare voulant dire s’incliner, la pennichella est un bonheur de farniente avec en plus un mini mélodrame fait maison, qui pousse à tout lâcher. S’asseoir. Puis fait pencher la tête de celui ou celle que l’assoupissement emporte, la relève, la repenche, oui, non, non, oui, jouant et rejouant la scène des hochements d’avant pâmoison. Jusqu’à ce que le corps finisse par s’oublier totalement dans une position inconfortable et disgracieuse. Bref, cela finit en silhouette affalée, défaite, chiffonnée. Pire, marmonnant, ronflotant, bavouillant. La sieste n’a jamais rendu beau personne et il vaut mieux qu’on y aille tout seul.
L’irrésistible abbiocco
Il y a pourtant une sieste qui ne permet pas de s’isoler et de cacher ce spectacle à la vue des autres, c’est le terrible, irrésistible et impardonnable abbiocco. Cet endormissement surprend le convive encore à table. Il le tasse une fois et deux et trois, l’accordéonne au possible et sans merci lui ôtant la force et la présence d’esprit pour l’éloigner des chiantis et des regards en coin avant qu’il ne soit trop tard. L’abbiocco n’occupe pourtant pas la case des mots méchants, il s’inspire d’un inoffensif biocca régional pour chioccia, désignant une poule qui couve dans sa généreuse position d’accroupie. Oui mais voilà, c’est une posture qui ne pardonne pas. Qu’il soit vieil oncle, voisin serviable, qu’il soit minette ou diva, l’abbioccato en a terminé avec sa belle réputation : le voici à jamais entré dans les souvenirs de tous en grosse poule couveuse qu’on nourrit au maïs et à l’avoine. Aïe et trois fois aïe.
Les langues sont joueuses, elles aiment se répondre à distance et a contrario pour mieux se définir. L’exact opposé de la siesta, on le rencontre dans inemuri qui nomme la sieste japonaise, littéralement « être présent tandis qu’on dort » : s’endormir au bureau, par exemple, mais avec le sens du devoir. Comment ça ? C’est que les Japonais - on les savait subtils, un tantinet roublards - se disent doués pour se réveiller avant la fin naturelle de leur assoupissement et se remettre à la tâche au quart de tour, frais, dispos et souriants. De ce côté-ci du globe, siesta, pisolino, penicchella, abbiocco, comme leurs cousins français roupillon et ronflette en tout genre, sont des torpeurs très protégées. Elles ne nous permettraient d’entendre ni le Colisée ni le Mont-Saint-Michel s’ils s’écroulaient là devant. La morale ? La sieste, c’est sacré. On ne dérange pas le bonhomme, la belle dame qui sommeille car, à l’encontre des grands esprits nippons, il y a fort à parier que l’importun se prenne en retour des noms d’oiseau et des jets d’objets bien bariolés !
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