Si ces relations relèvent de la sphère privée, leur existence au sein d’un cadre professionnel soulève des enjeux juridiques et organisationnels importants. Peut-on « aimer » librement au travail ? Comparaison des règles en France et en Italie.


Le monde du travail, souvent associé à la rigueur, à l'efficacité et à la performance, n’échappe pas pour autant à la dimension profondément humaine des interactions sociales. Dans un environnement où l’on passe une grande partie de sa vie, il n’est guère surprenant que des liens personnels, y compris d’ordre amoureux, puissent se nouer entre collègues. Si ces relations relèvent de la sphère privée, leur existence au sein d’un cadre professionnel soulève des enjeux juridiques et organisationnels importants. Peut-on « aimer » librement au travail ? Jusqu’où cette liberté peut-elle s’exercer sans porter atteinte à l’équilibre collectif ou aux intérêts de l’entreprise ? La fréquence de ces situations n’est pas marginale : une enquête conduite entre octobre 2023 et janvier 2024 par Technologia, en collaboration avec l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, révèle que près d’un salarié sur deux (30 à 50 %) a déjà vécu ou vit actuellement une relation sentimentale sur son lieu de travail.
Italie : l’absence de législation spécifique et la montée en puissance des codes internes
En Italie, aucune loi n’interdit formellement les relations sentimentales entre collègues. Toutefois, cela ne signifie pas que ces relations relèvent d’une totale liberté contractuelle : ce sont les entreprises elles-mêmes qui, dans le cadre de leur autonomie organisationnelle, peuvent encadrer ces situations à travers des codes disciplinaires, des règlements internes ou des codes éthiques. Ces instruments, prévus par l’article 7 de la Loi n° 300/1970 (Statut des travailleurs), doivent être portés à la connaissance des salariés et peuvent inclure des dispositions spécifiques concernant les relations personnelles susceptibles d’interférer avec l’organisation du travail.
Les entreprises peuvent ainsi exiger que les salariés signalent une relation lorsqu’elle est susceptible de créer un conflit d’intérêts, notamment en cas de rapport hiérarchique ou d’affectation commune à une même mission. De telles politiques ne visent pas à interdire les relations, mais à prévenir les effets collatéraux potentiellement nuisibles : favoritisme perçu, déséquilibres dans les évaluations, tensions dans les équipes.
De la relation amoureuse au licenciement
Un exemple emblématique de cette logique préventive est fourni par la décision du Tribunal du travail de Rome du 14 mars 2023, qui a reconnu la légitimité d’un licenciement disciplinaire pour faute grave. Dans cette affaire, le salarié concerné avait entretenu une relation avec une collègue du même service sans en informer l’employeur, en violation des protocoles internes. Mais surtout, il avait ensuite tenté d’imposer le silence à sa collègue quant à sa grossesse, pour ne pas compromettre sa propre promotion, et l’avait poussée à quitter l’entreprise.
Le juge a souligné que ces agissements (et ses comportements analysés de façon globale) constituaient une violation grave du devoir de loyauté prévu à l’article 2105 du Code civil, qui impose au salarié de se comporter de manière conforme aux intérêts de l’entreprise et aux règles fixées par celle-ci: « La diligence requise par l’article 2105 du Code civil italien dans l’exécution de la prestation de travail comprend également l’obligation d’adopter un comportement conforme aux dispositions organisationnelles et aux protocoles de conduite imposés par l’employeur ». La dissimulation d’un conflit d’intérêts potentiel, combinée à un comportement considéré comme abusif, a été jugée incompatible avec le maintien du lien de confiance, condition essentielle de tout contrat de travail.
France : la loyauté contractuelle face à la protection de la vie privée
Comme nous l’avons vu pour l’Italie, la législation française ne prévoit pas d’interdiction explicite des relations sentimentales entre collègues. De plus, l’article L1121-1 du Code du travail précise que toute restriction aux libertés individuelles - y compris la liberté d’entretenir une relation affective - doit être justifiée par la nature des tâches à accomplir et proportionnée au but recherché. Ainsi, un employeur ne peut instaurer une interdiction générale des relations amoureuses sur le lieu de travail. Toutefois, des limites peuvent être posées lorsque la relation affecte l’organisation de l’entreprise ou engendre un conflit d’intérêts manifeste, par exemple en cas de lien hiérarchique direct ou de responsabilités croisées.
La jurisprudence récente vient préciser les limites entre vie privée et obligations professionnelles. Dans un arrêt du 29 mai 2024, la Cour de cassation française a confirmé le licenciement pour faute grave d’un salarié exerçant des fonctions de direction, responsable notamment des ressources humaines et représentant de l’employeur dans les relations collectives de travail. Ce dernier avait dissimulé une relation intime, ancienne et durable, avec une collègue titulaire de mandats syndicaux et de représentation du personnel, avec laquelle il participait régulièrement à des réunions portant sur des sujets sensibles, notamment en période de tensions sociales (grèves, plans de restructuration). La Cour a considéré que cette dissimulation — dans un contexte de chevauchement fonctionnel entre les deux salariés — constituait un manquement à l’obligation de loyauté découlant de son contrat de travail. Plus encore, la Cour a affirmé qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il révèle un manquement à une obligation contractuelle spécifique. En l’espèce, même en l’absence de préjudice démontré pour l’entreprise, la seule existence d’un conflit d’intérêts non déclaré, en lien direct avec les fonctions du salarié, suffisait à rompre le lien de confiance nécessaire au maintien de la relation de travail.
Relations sentimentales : la portée juridique au travail
Au cœur de cette réflexion se trouve une question essentielle : le droit à l’affectivité peut-il céder devant le pouvoir d’organisation et de direction de l’employeur ou, si l’on veut, devant la liberté économique de l’entreprise ?
Les relations sentimentales nouées au travail relèvent, en principe, de la sphère privée. Mais dès lors qu’elles interfèrent avec l’équilibre contractuel, le climat collectif ou l’exercice impartial de fonctions professionnelles, elles acquièrent une portée juridique. Nous avions déjà abordé cette question en janvier 2020, suite au mouvement MeeToo, en soulignant qu’il s’agissait d’un sujet particulièrement sensible, où la recherche d’équilibre est indispensable. Nous rappelions alors que tout encadrement doit nécessairement mettre en balance l’intérêt légitime de l’entreprise avec le respect du droit à la vie privée et aux libertés individuelles des salariés, droits également garantis par la Constitution italienne.
Dans cette perspective, des politiques qui interdiraient purement et simplement les relations entre collègues, ou imposeraient une obligation généralisée de déclaration, seraient susceptibles d’être jugées nulles selon le droit italien, leur violation ne pouvant justifier un licenciement ou une sanction disciplinaire.
Ce que nous défendions déjà alors - et que nous confirmons aujourd’hui - c’est que l’objectif de prévenir les conflits d’intérêts et de garantir l’équité au sein de l’entreprise peut être atteint de manière plus équilibrée. Notamment par l’adoption de critères d’évaluation transparents et objectifs des performances, et par l’obligation pour les supérieurs hiérarchiques de s’abstenir de toute évaluation impliquant des salariés avec lesquels ils entretiennent une relation personnelle ou familiale.
C’est pourquoi le droit n’interdit pas les relations amoureuses, mais exige que ce lien ne compromette pas les règles du jeu collectif. La jurisprudence italienne comme française montre que ce sont les conséquences de la relation — et non la relation elle-même — qui peuvent être juridiquement sanctionnées, en particulier en cas de manquement au devoir de loyauté ou de dissimulation d’un conflit d’intérêts.
Dans ce cadre, la meilleure approche n’est ni l’ingérence dans la vie privée, ni l’interdiction absolue, mais l’instauration de règles claires, proportionnées, intégrées dans des politiques internes adaptées - voire dans des codes disciplinaires formellement adoptés.

Sur le même sujet
