En complément de notre article sur le Tonlé Sap, cet article explore la place centrale de l’eau dans la culture khmère, à travers les mythes fondateurs, la richesse lexicale de la langue et les usages culinaires et symboliques. Publié à l’occasion du Festival Champa, organisé à la mi-mai à Montréal dans le cadre du Mois du patrimoine asiatique célébré dans tout le Canada, il met en lumière une vision intime et poétique de l’eau au Cambodge — bien plus qu’un élément naturel, une source d’identité.


Un pays né de l’eau
L’eau revêt depuis toujours un caractère sacré au Cambodge. Une légende ancienne raconte la naissance du royaume à travers l’union d’un prince indien, Prah Tong, fils d’un roi du nord de l’Inde nommé Intakpath, et de la fille du roi des Nagas – ces êtres semi-divins mi-hommes mi-cobras vivant dans l’eau.

Pour honorer son gendre, le roi des Nagas aurait avalé une grande partie des eaux et fait surgir un palais merveilleux, donnant ainsi naissance au Cambodge. L’eau qui resta se transforma en rivières, lacs, lagunes et bassins qui essaiment généreusement le territoire.
Rythmes saisonniers et célébrations
Au Cambodge, l’année est rythmée par l’alternance de la mousson et de la saison sèche, et par les cycles d’expansion et de contraction du lac Tonlé Sap. Ce dernier constitue une source inestimable de protéines, et abrite une biodiversité d’une valeur inestimable, nourrissant des millions de Cambodgiens. L’eau est ici synonyme de vie, de beauté et de célébration.
Le cœur, les artères et les veines du Cambodge
Une langue façonnée par l’eau
Le khmer, plus ancienne des langues môn-khmères de la famille austro-asiatique, contient l’un des vocabulaires les plus riches du monde pour décrire l’eau et ses nombreuses déclinaisons. Le mot « teuk » (ទឹក), qui signifie « eau », se décline de multiples façons, selon sa nature, son origine ou son usage.
Austroasiatique est le nom d’une grande famille de langues parlées surtout en Asie du Sud-Est et en Inde. Le mot vient de austro- (sud) et asiatique (d’Asie), donc : « langues du sud de l’Asie ».
Elle regroupe plusieurs groupes de langues, dont les langues môn-khmères (comme le khmer du Cambodge) et les langues munda (parlées en Inde). Ces langues sont très anciennes, certaines ont des écritures depuis plus de mille ans.
Ainsi, l’eau douce se dit « teuk sap », l’eau de mer « teuk semot », la glace « teuk kogue » et la pluie « teuk plieng ». Dans la sphère du corps humain et de la nature, on parle de « teuk phnèk » pour désigner les larmes (eau des yeux), « teuk moite » pour la salive (eau de bouche), « teuk dao hko » pour le lait (eau du sein de la vache) et « teuk khmom » pour le miel (eau d’abeille).

Une richesse culinaire liquide
Culinairement parlant, le « teuk trey » (« eau de poisson ») désigne la sauce de poisson, ingrédient fondamental de la cuisine khmère, obtenu par fermentation. Son usage remonte à l’époque romaine où l’on parlait alors de garum. Le « teuk daung » (« eau de coco ») désigne l’eau contenue dans les noix de coco, connue pour ses vertus hydratantes. Le « teuk saiaiv » (« eau de soja ») fait référence à la sauce de soja, produite par hydrolyse et fermentation des graines de soja, riches en acides aminés.

Une poésie du corps et du cœur
Le mot « teuk » s’étend aussi au domaine du symbolique. Il évoque la fluidité, la souplesse, l’aisance, comme dans « teuk dai », qui signifie habileté manuelle. Mais c’est sans doute l’expression « teuk tiet », littéralement « eau du cœur », qui résume le mieux la sensibilité cambodgienne. Elle peut exprimer la compassion, la gentillesse, l’empathie, et cette manière fluide qu’ont les sentiments de passer d’une personne à l’autre.
Le Festival Champa : trois jours pour célébrer l’âme cambodgienne à Montréal
Une transmission vivante à Montréal
Toutes ces dimensions seront mises à l’honneur à la mi-mai à Montréal, lors du Festival Champa, qui se tiendra Place des Arts dans le cadre du Mois du patrimoine asiatique, célébré partout au Canada. Ce festival offrira un moment unique pour découvrir et honorer la culture khmère. À travers les danses, les rituels, les plats et les mots, le teuk cambodgien coulera jusque dans les rues de Montréal — et peut-être, dans les cœurs.
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