Édition internationale

Pinou, ou le Cambodge en héritage

Avocate au Barreau de Montréal, Pinou est aussi la fille d’un peuple meurtri par le régime des Khmers rouges. Dans son salon de Brossard, entre ses parents vieillissants et son fils métis, elle tente de tisser un fil entre passé et présent. Un fil fragile, tendu entre deux continents, deux langues, deux mémoires.

Trois générations. Pinou, ses parents et son fils accompagné du moine bouddhiste attaché à la familleTrois générations. Pinou, ses parents et son fils accompagné du moine bouddhiste attaché à la famille
Trois générations. Pinou, ses parents et son fils accompagnés du moine bouddhiste attaché à la famille - Photos courtoisie
Écrit par Bertrand de Petigny
Publié le 17 avril 2025, mis à jour le 18 avril 2025

 

 

Dans la maison, les fantômes

Il y a, dans la voix de Pinou, une douceur qui ne masque pas la gravité. « Le Cambodge est partout dans ma vie, sauf dans mes souvenirs. » Elle est arrivée au Québec en décembre 1980, dans le dernier avion nolisé par le gouvernement, quittant un climat tropical, pour s'enfoncer dans un mètre de neige. Elle n’avait qu’un an. Elle n’a connu du Cambodge que les silences. « À table, il y avait parfois une anecdote qui surgissait. Une larme en coin. Puis on passait à autre chose. »

 

Grand père et grand mère maternels
Les grands parents maternels de Pinou

 

Sa grand-mère, rescapée comme elle, a rempli son enfance de gestes rituels : les offrandes au temple, les prières chuchotées, les sarons distribués aux plus pauvres, « comme elle le faisait dans son village, avant la guerre ». C’est elle qui lui a appris à parler cambodgien. « Elle avait vu son mari mourir sous ses yeux. Elle a tout perdu. Et elle m’a appris à vivre. »

 

 

Pinou et ses parents en 1981 lors de leur arrivée à Montréal
Pinou et ses parents en 1981 lors de leur arrivée à Montréal

 

 

Une élite fracassée par l’histoire

Les parents de Pinou faisaient partie d’une certaine élite cambodgienne. En France, son père était ingénieur, sa mère étudiante. « Ils avaient tout pour réussir. Et ils sont revenus au Cambodge, en 1975, par amour pour ma grand-mère. »  Une erreur tragique. Le régime Khmer rouge les a envoyés en camps de travail. « Mon père a failli être exécuté pour avoir coupé une noix de coco tombée au sol. Ceux qui, à Paris, étaient des camarades de classe, ont levé la main pour le condamner. Cela, il ne l’a jamais oublié. Sa confiance en l’autre s’est éteinte.»

Arrivés à Montréal, ils ont tout recommencé. Usines, appartements, solitude. « Mon père, qui dirigeait une usine en France, ici, devait emballer des boîtes car ses diplômes français n’étaient pas reconnus. Ils n’ont jamais voulu retourner au Cambodge. Jamais. »

 

 

Génération sandwich

Pinou a grandi entre deux mondes. Elle dit « chez nous » en parlant du Cambodge, mais n’y a jamais mis les pieds. « Mon fils est né ici, son père est québécois. Mais il sent bien qu’il n’est pas tout à fait “d’ici”. » Dans son quartier de Brossard, elle jongle avec les identités. Cambodgienne, Québécoise, bouddhiste, francophone. « Je me suis toujours sentie différente. Et en même temps, je suis partout. »

Cette ambivalence, elle l’assume, mais elle pèse. « J’élève mon fils, je m’occupe de mes parents. Je suis cette génération sandwich. Celle qui porte, qui transmet, mais qui n’a pas toujours reçu. »

 

 

Les grands parents paternels de Pinou
Les grands parents paternels de Pinou

 

Une vocation née d’une promesse

C’est dans les silences de sa grand-mère que Pinou a trouvé sa voie. Elle est devenue avocate. « Elle me disait toujours : “Tu as une voix, utilise-la.” » Elle aurait voulu travailler à l’international, pour l’ONU peut-être. Mais elle est restée, pour s’occuper des siens. « Ce n’est pas un sacrifice. C’est un choix d’amour. »

Elle a travaillé à Loto-Québec, puis au Barreau de Montréal. Sa mission ? Protéger les gens. « Ce que mes parents n’ont pas eu. Ce que beaucoup de réfugiés n’ont jamais eu. » Elle parle avec conviction, avec une chaleur calme. Comme quelqu’un qui sait que la justice, parfois, commence à la maison.

 

 

Le Cambodge : un retour qui n’a pas eu lieu

« Je n’y suis jamais retournée. J’ai peur. » Ce n’est pas la peur d’un pays étranger, mais celle de réveiller des douleurs anciennes. « J’aimerais y aller avec mon fils, avec mes parents. Mais le temps passe. Ils vieillissent. Et moi, je me demande si je saurai y marcher. » Elle a lu, s’est informée, a douté. « On nous a servi une version simplifiée de l’histoire. Mais qui était vraiment derrière le coup d’État de 1970 ? Les Américains ? Les Vietnamiens ? Paul Pot ? Il y a tant de zones d’ombre. »

Elle regarde des vidéos, découvre des visages, reconnaît parfois une voix. « Un jour, j’ai vu un vieux couple, pieds nus, vivant dans une cabane en plastique. Ils auraient pu être mes parents, si on n’était pas partis. »

 

Pour que le silence ne l’emporte pas
 

Pinou ne cherche pas la réconciliation. Elle cherche la clarté. Pour elle, pour son fils, pour cette communauté qui peine à se dire. « Je veux que cette mémoire-là ne meure pas. » Elle parle d’un retour au Cambodge, « comme un pèlerinage ». Elle dit aussi qu’elle ne s’y sentira jamais tout à fait chez elle. Mais peut-être, au bord du Mékong, sous un ciel familier, saura-t-elle enfin ce que signifie le mot « racines ».


 

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