Édition internationale

Julia Tatin, Trophée Femme Empowerment : “J’ai trouvé ma vocation au Maroc”

Installée depuis 18 ans au Maroc, Julia Tatin a fait de l’agriculture durable et innovante sa vocation. Fondatrice des entreprises AGRITENTECH et COJT Consulting, elle œuvre à transformer les pratiques agricoles locales et à offrir des solutions adaptées à un secteur en pleine mutation. « Le Maroc a tant de potentiel et mérite qu’on investisse dans des solutions durables et respectueuses de l’environnement », explique-t-elle à l’occasion de la remise de son Trophée Femme Empowerment des Trophées des Français du Maroc.

julia tatin lauréate du Trophée Femme Empowerment des Trophées des Français du Marocjulia tatin lauréate du Trophée Femme Empowerment des Trophées des Français du Maroc
(Olivier Unia)
Écrit par Jean Bodéré
Publié le 23 janvier 2025, mis à jour le 28 janvier 2025

En 2006, Julia Tatin pose ses valises au Maroc dans le cadre d’une mission de Volontariat International en Entreprise (VIE). Son objectif initial est simple : passer deux ans à travailler pour une petite entreprise française spécialisée dans les produits biologiques. Pourtant, sa première expérience marque le début d’une histoire d’amour avec le pays. « J’étais venue pour deux ans, et j’y suis restée toute ma vie. Le Maroc m’a donné bien plus que je ne pouvais imaginer. C’est ici que j’ai trouvé ma vocation et ma maison », résume-t-elle avec émotion.

 

 

Je ne peux pas quitter Agadir. Il y a quelque chose de magique ici.

 

La lauréate du Trophée Femme Empowerment, remis par BMCI (groupe BNP Paribas)  est tout de suite séduite par la richesse culturelle et la diversité des paysages marocains. « Ce que j’ai découvert ici m’a profondément touchée : les traditions, l’accueil chaleureux et le potentiel incroyable du secteur agricole ». Installée à Agadir, une ville qu’elle décrit comme « un lieu unique où la mer et les montagnes se rencontrent », elle s’investit dans la région du Souss-Massa. Avec sa situation géographique et son rôle clé dans l’agriculture marocaine, la ville aux plus de 400.000 habitants devient son port d’attache. « Si, d’un point de vue professionnel, il serait plus pratique de m’installer dans une région comme Casablanca, je ne peux pas quitter Agadir. Il y a quelque chose de magique ici », confie-t-elle. Un sentiment renforcé par les relations qu’elle a nouées avec les communautés locales depuis bientôt deux décennies, qu’elle décrit comme un moteur essentiel de sa réussite.

 

 

Photo de la ville d'Agadir

 

 

Faire évoluer l'agriculture marocaine 

Aujourd’hui, Julia est comme une passeuse entre le Maroc et l’international. Elle a su allier son expertise européenne avec les besoins locaux pour contribuer au développement agricole du pays. « Le Maroc a tant de potentiel et mérite qu’on investisse dans des solutions durables et respectueuses de l’environnement », explique-t-elle. C’est pourquoi, en 2020, elle décide de quitter une grande structure agro-industrielle pour se lancer dans l’entrepreneuriat avec une double ambition. Elle souhaite valoriser les produits locaux tout en promouvant des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. Elle fonde ainsi AGRITENTECH et COJT Consulting.

 

 

J’ai voulu offrir des solutions simples, adaptées à la réalité des agriculteurs marocains, avant de parler de drones ou de capteurs

 

AGRITENTECH se concentre sur l’introduction de produits biologiques et de méthodes de culture innovantes, en mettant l’accent sur des pratiques telles que l’agriculture régénérative, la gestion des pollinisateurs et la fertilisation biologique. « J’ai voulu offrir des solutions simples, adaptées à la réalité des agriculteurs marocains, avant de parler de drones ou de capteurs » souligne Julia. Avec COJT Consulting, elle vise à rapprocher les chercheurs, les agriculteurs et les distributeurs pour améliorer la chaîne de valeur agricole. « Mon objectif est de mettre en relation la recherche avec le terrain, tout en commercialisant des produits innovants ». Il s’agit donc d’une approche collaborative qui doit permettre de relever les défis liés à la dépendance du Maroc envers les exportations et les difficultés de satisfaire les standards européens, en développant des solutions locales adaptées aux besoins spécifiques du pays.

Avec ses deux entreprises Julia s'engage donc dans des études et des formations, comme sur les pollinisateurs avec plus de 1000 ruches, un enjeu crucial face à l'extinction massive des abeilles au Maroc il y a quelques années, tout en facilitant l’installation de sociétés spécialisées au Maroc et en accompagnant la commercialisation de nouveaux produits répondant aux besoins du secteur.

 

 

Photo d'une agricultrice

 

 

Être une femme dans un milieu masculin

Des mission qui peuvent sembler difficiles, d’autant plus pour une femme qui doit faire sa place dans un secteur agricole très majoritairement dominé par les hommes. Au Maroc, seulement 7% des exploitations agricoles marocaines sont gérées par des femmes. L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) explique par ailleurs que seul 1% des femmes en milieu rural sont propriétaires de terres agricoles. Une faible représentation féminine dans les postes de direction agricole qui mettent en avant d’autres défis sociétaux auxquels doit faire face le secteur agricole du pays. À titre de comparaison, en France, en 2021, les femmes représentaient 24,3% des chefs d'exploitation ou d'entreprise agricole.

 

 

Près de 73,7% des femmes travaillent sans être rémunérées dans le secteur agricole marocain, souvent dans l’entreprise familiale, constituant une réserve importante de main-d'œuvre gratuite pour la famille. De plus, lorsqu'elles sont rémunérées, les disparités salariales sont importantes. Les femmes perçoivent en moyenne 100 dirhams par jour, contre 150 dirhams pour les hommes. 

 

 

Malgré tout, Julia Tatin, ne ressent pas de discrimination au quotidien. Elle explique que “le Maroc fonctionne beaucoup par réseaux”, et qu’il lui a “fallu du temps pour s’intégrer”, notamment en s’entourant de locaux . Elle considère, au contraire, que son identité européenne et féminine, loin d’être une barrière, lui a permis d’apporter un regard neuf sur les pratiques agricoles marocaines.

 

 

Photo d'un agriculteur sur un âne

 

 

Julia Tatin face à la resistance culturelle du Maroc 

Mais la place des femmes dans le monde agricole souligne un autre point central de l’agriculture marocaine : la résistance culturelle. Une résistance qui freine la progression des femmes dans le secteur mais aussi l’adoption de nouvelles pratiques agricoles selon Julia. Elle observe qu’il « est compliqué de faire changer un agriculteur, surtout quand il s’agit de pratiques transmises de génération en génération ». Elle donne l’exemple d’un agriculteur venu tester l’un de ses produits et constate son efficacité mais refuse finalement de l’utiliser pour ne pas sortir de sa routine et des traditions. Mais de plus en plus, les réalités économiques et climatiques rendent complexe le maintien des pratiques ancestrales et traditionnelles qui poussent de nombreux agriculteurs à s'ouvrir à l'innovation.

 

Photo d'un Jeune agriculteur

 

 

Le dérèglement climatique au coeur des enjeux du Maroc 

Car en plus des questions sociétales, l’agriculture marocaine doit relever des défis climatiques de taille. « Le Maroc a des atouts immenses, mais il fait face à une pression sans précédent, sur l’eau, la gestion des terres ou l’impact du changement climatique », explique la cheffe d’entreprise. « Pourtant, je crois fermement que le pays regorge d’intelligence et de potentiel, et qu’il peut devenir un modèle d’agriculture durable ». Mais la tâche n’est pas simple alors que 85 % des ressources en eau renouvelables du Maroc sont utilisées par le secteur agricole et que les températures ne cessent de grimper.

 

 

Si nous n’agissons pas rapidement, beaucoup d’agriculteurs pourraient tout perdre

 

 

« Nous voyons les températures monter chaque année. Lors des vendanges de l’an dernier, il faisait jusqu’à 49 °C dans certaines régions, un cauchemar pour les cultures comme la vigne », rapporte Julia. Les pertes de rendement sont d’autant plus critiques que des cultures emblématiques, comme l’huile d’olive, souffrent de l’absence de froid. « On ne peut plus ignorer une telle réalité. Si nous n’agissons pas rapidement, beaucoup d’agriculteurs pourraient tout perdre ». Mais « il y a des solutions », explique-t-elle. « Par exemple, nous travaillons avec des chercheurs pour introduire des variétés plus résistantes à la chaleur et à la sécheresse. La collaboration entre scientifiques, agriculteurs et entrepreneurs peut et doit faire la différence. »

 

julia tatin lauréate du trophée femme empowerment des Trophées des Français du Maroc
(Olivier Unia)

 

 

De belles perspectives d’avenir pour l’agriculture marocaine

Malgré autant de défis, Julia Tatin se montre confiante sur l’avenir de l’agriculture au Maroc. « Voir que de plus en plus d’agriculteurs qui comprennent la nécessité de changer me motive au quotidien. Nous avons aujourd’hui une opportunité unique de transformer l’agriculture marocaine en un modèle de durabilité et d’innovation » estime-t-elle. Julia insiste aussi sur le rôle des jeunes générations qui « apportent une énergie nouvelle, des idées et une volonté de moderniser les pratiques ». Selon elle, « c’est avec eux que le Maroc peut se projeter dans l’avenir. » 

En conjuguant innovation, tradition et engagement en faveur de la biodiversité, Julia Tatin incarne l’espoir d’une agriculture marocaine capable de relever ses défis tout en offrant un modèle inspirant pour les autres pays. « J’ai toujours rêvé d’un secteur agricole qui conjugue performance économique et respect de l’environnement, et ici, au Maroc, je vois que c’est possible » conclut la lauréate des premiers Trophées des Français du Maroc. 

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